* 3 EXTRAITS de CIEL DE SABLE, par Claude Raoul-Duval
**L’INSUPPORTABLE ATTENTE
Le 4 juin, je suis détaché à Sidi Barrani avec Leplang et une seconde patrouille. Quinze minutes de vol aller, quinze minutes de vol retour. Dans l’intervalle je passe toute la journée, ficelé dans mon avion, en Stand by pour la protection d’un gros convoi sur Tobrouk qui, malheureusement pour nous, n’est pas inquiété par ceux d’en face. Le désert brûle littéralement. Le moindre déplacement sur le sable soulève de petites flammes de poussière ocre. Nous volons cockpit ouvert et les lunettes de soleil sur les yeux. A l’atterrissage, de mauvaises nouvelles nous attendent : la pression allemande s’est accentuée depuis son offensive du 26 mai. Les troupes de Rommel attaquent Bir Hakeim dont la possession conditionne la réussite de tout mouvement tournant par le Sud. Au milieu d’une plaine désertique où les plantes brûlées de sécheresse ont pris la teinte des sables, la garnison française tient tête. L’écho de sa résistance acharnée parvient jusqu’à notre camp. Cette lutte nous exalte et nous déprime en même temps. Au sentiment de fierté patriotique qui nous envahit tout d’abord succède rapidement la conscience de notre inaction :
— Qu’attend-on pour nous envoyer là-bas ?
Là-bas , les Stuka piquent sur les batteries, volent au ras des têtes, les Messerschmitt sont maîtres du ciel. Nous ignorons que le matin même, Rommel a adressé son fameux ultimatum à Kœnig :
Aux troupes de Bir Hakeim.
Toute nouvelle résistance n’amènerait qu’à verser du sang inutilement. Vous auriez le même sort que les deux brigades anglaises qui se trouvaient à Got Ualeb et qui ont été exterminées avant-hier. Nous cesserons le combat dès que vous hisserez le drapeau blanc et viendrez vers nous sans armes .
Nous ne savons pas davantage que les Kittyhawk des Sud-Africains mènent la vie dure aux avions assaillants : nous bouillons d’impatience et d’ardeur…
La tension monte et, au mess, Brisdoux vitupère :
— Ils vont les laisser massacrer, je vous dis. Tout ce qui les intéresse, c’est de pouvoir dire : Là sont morts des soldats des Forces Françaises Libres… Ils monnaierons ça très cher. Le reste, ils s’en foutent !
Cette fois, Pouliquen intervient :
— Je ne vous autorise pas à parler ainsi, Brisdoux !
— Alors pourquoi sommes-nous cloués ici à ne rien faire, mon commandant ?
Notre chef se rend compte que Pierre vient d’enfoncer une banderille. Le groupe entier ressent la blessure en plein cuir. Il est temps d’intervenir.
— Vous êtes officier, Brisdoux. Lorsque vous donnez un ordre à un inférieur, vous ne vous iustifiez pas, vous vous contentez d’exiger. Ayez donc la même attitude à l’égard de ceux qui vous commandent. Si l’on vous ordonne l’inaction, acceptez-la .
Pierre, qui a bu plusieurs bières avant le repas, plante un mauvais regard dans les yeux de Pouliquen :
— Si vous me disiez, vous, d’aller me faire tuer, je me lèverais tout de suite et partirais au pas de gymnastique, mon Commandant… Mais ne me parlez pas d’obéissance de principe. D’abord, si nous nous étions contentés d’obéir à nos chefs sans chercher à comprendre, nous ne serions pas ici, mais en France…
La main de Littolf se crispe sur son verre et ses sourcils se froncent dangereusement. Connaissant son caractère ombrageux, j’appréhende l’explosion. Brisdoux continue sans s’en préoccuper :
— Ou bien il faut admettre que nous sommes des dissidents, ou bien il faut reconnaître au soldat le droit de critiquer celui qui le commande. ]e ne vois pas comment onpourrait s’en tirer autrement.
Pouliquen se maîtrise. Il voit Pierre diriger le débat sur un plan dialectique où il excelle. Dans l’ambiance actuelle, mieux vaut, pour le moral du groupe, éviter toute friction. Pouliquen a l’habitude des fortes têtes. Il commandait pendant la drôle de guerre la base aérienne de Palmyre. Lors-qu’il a rejoint les F.F.L. plusieurs mécaniciens l’ont suivi par fidélité personnelle. Pouliquen sait que tous les regards sont tournés vers lui. Millet, l’air désespéré, attend visiblement la lumière !
— Brisdoux, rétorque Pouliquen, vous êtes intelligent et vous avez suffisamment prouvé votre patriotisme exceptionnel. Pourquoi mettez-vous une coquetterie permanente à prononcer des phrases en contradiction avec vos actes… La coquetterie, ce n’est pas viril, mon vieux… et vous n’êtes pas une cocotte !
Le commandant a marqué un point. Pierre rougit. Millet respire mieux. Littolff se calme. Mais je connais mon Galloni d’Istria : ce soir, rien ne l’arrêtera.
— Mon Commandant, vous avez raison, comme toujours.
Les actes et les paroles d’un officier doivent avoir la même tonalité. C’est une règle élémentaire de loyauté. Seulement… que les grands donnent l’exemple ! Où sont les avions qu’on nous promet depuis des mois ? Pourquoi ne nous envoie-t-on pas au combat ? Même avec nos vieux clous, on pourrait faire de bons cadavres… Et on en descendrait tout de même quelques-uns avant d’y passer… Alors pourquoi, mon Commandant, pourquoi ?
Littolff se lève, mais son mouvement passe inaperçu.
— Eh bien ! conclut Brisdoux… je crois mon Commandant, que la France Libre n’est prise au sérieux par personne.
Littolff éclate :
— Va à Vichy ! Fous le camp… Tu nous emmerdes !
Brisdoux tourne la tête ; ses yeux lancent des flammes :
— Tiens ? Vous êtes là, vous ?… Je vous croyais déjà à Moscou !
Littolff pâlit. Ses poings se ferment. Pouliquen le regarde et dit simplement : – Littolff !
Le pilote se contient, mais nerveusement, sort du mess. Un froid accompagne son départ. Tulasne brise le silence de sa voix lente :
— Est-ce que quelqu’un ici pense vraiment que nous avons tort de vouloir combattre en Russie ?
Brisdoux regrette d’avoir envenimé le débat ; mais comme toujours dans ces cas-là, sa hargne domine son bon cœur. Toutefois il s’applique à une réponse nuancée :
— Mon Commandant, vous savez bien combien nous vous admirons tous ici. Moi le premier, mais autorisez-moi à déplorer qu’il vous faille aller en Russie pour descendre des Boches, alors qu’il y en a, à trois cents kilomètres d’ici qui bombardent des Français !
Léon prend la parole. Son intervention me surprend car d’habitude, il évite de participer à ce genre de discussion :
— Je crois qu’il est déprimant et stérile de se poser toutes ces questions, dit-il. Il y a un moment où il faut savoir se contenter d’obéir. Faisons la guerre comme on nous demande de la faire, même piteusement, même sans gloire. Le courage, cela peut consister parfois à supporter de ne rien faire.
Pouliquen se lève. Le repas est terminé. Debout, il s’adresse à Brisdoux :
— Je vous donne un conseil : allez serrer la main de Littolff.
Justement Littolff entre, les yeux cachés derrière ses éternelles lunettes noires. Un iceberg. Un iceberg qui transporterait un brûlot. Il s’approche de Pouliquen, lui tend une lettre, et ajoute, la voix frémissante de rage :
— Je vous prie de vouloir bien accepter ma démission, mon Commandant !
La scène ne dure que quelques secondes. Aussitôt son pli remis, Littolff s’en va. Une hésitation plane sur l’assistance. Sans qu’aucun mot ne soit prononcé, on perçoit un fort remous. Le rire et la stupeur se heurtent en sens contraires ; finalement, le rire triomphe ; il explose, fait éclater en morceaux le malaise qui durait depuis plusieurs heures. Même Pouliquen sourit ; il empoche la lettre et déclare :
— Messieurs, la lettre de démission hebdomadaire de votre camarade Littolff rejoindra les précédentes.
Je sors. Devant le mess, Ezanno discute avec Colin, s’agit-il de l’incident Littolff ? « Non. Colin à l’air ennuyé :
— L’embêtant, c’est que je ne puisse pas me procurer de pièces de rechange…
La voix énorme du capitaine répond dans la nuit :
— Ecris donc à la fabrique !
Colin est furieux. Il n’ose rien répliquer à Ezanno, son supérieur hiérarchique, mais il espérait autre chose qu’une boutade. Outre ses couverts de Pentonville, Colin possède un autre trésor : une moto récupérée sur l’ennemi, à Ben-ghazi en décembre 1941 alors qu’il appartenait au groupe Lorraine. 11 l’entretient comme un objet précieux mais malheureusement il n’a pas songé à emporter un bon assor-timent de pièces détachées. Ezanno me frappe sur l’épaule en passant à ma hauteur et s’éloigne.
Je reste seul, dans la nuit maintenant tombée, hésitant à rentrer. Machinalement, je regarde vers l’ouest. Là-bas , ils se battent, enfouis dans le sable, tandis que l’étau de Rommel se referme autour d’eux. Les guetteurs doivent se brouiller la vue à force de scruter les ténèbres.
La sensation d’une présence toute proche me fait tourner la tête. Léon est là. 11 me regarde affectueusement :
— Ne t’inquiète pas, mon vieux. Il est absurde de croire qu’on les laisse se battre tout seuls. Les camarades de la R.A.F. font ce qu’ils peuvent, ils ont plus de chance que nous.
Je lui serre la main avant de gagner ma tente. Sur le seuil je me retourne et vois la silhouette de mon jumeau qui se découpe sur le ciel. Il demeure immobile, tourné vers l’Occident. Certainement il pense à Bir Hakeim. J’imagine ses réflexions ; je prévois l’inévitable conclusion.
— Si je me battais avec eux, moi, juif, à Bir Hakeim, serais-je vraiment des leurs ? Me demanderaient-ils de quel droit et pour quelle cause je me bats ?
Si la guerre que je faisais dans ce camp ne servait qu’à lui donner confiance en lui-même j’aurais, cette nuit plus que jamais, le sentiment de n’avoir pas été inutile.
Un grondement dans le ciel s’amplifie, soudain à l’ouest des projecteurs balaient le ciel dans un ballet de V et de X. Une, deux, quatre fusées éclairantes s’illuminent dans le ciel. Au bout de leur parachute ces chenilles brillantes se balancent lentement. En quelques instants les bombardiers ennemis sont au-dessus de nous et je retrouve le sifflement familier des bombes qui me font déguerpir pour m’abriter dans ma tente enterrée. Heureusement le désert est grand et le camp bien camouflé, les bombes explosent à 500 mètres de là, ne détruisant que des bidons vides. J’émerge de ma tente pour essayer de voir quelque chose : dans la nuit noire, seules des voix excitées se font entendre à droite et à gauche, le bruit des moteurs s’éloigne et le silence retombe sur le camp.
Un vent léger se lève. La poussière commence à tournoyer en petits tourbillons vifs. Du fond du ciel les nuages avancent, mangent les étoiles une à une. Un coup de vent vient vers nous, tempête sur le désert — écho assourdi de l’orage où meurt Bir Hakeim.
**APRES L’ENFER DE BIR HAKEIM
(…) C’est la guerre qui m’accueille sur la piste. Quelques officiers de la Première Brigade Française Libre, rescapés de Bir Hakeim parlent avec Pouliquen, Boizot et Ezanno. Ils sont les premiers arrivants des troupes qui se replient vers Alexandrie. Leurs joues mangées de barbe, leurs yeux cernés, leurs chemises poussiéreuses aux cols dégrafés, aux manches relevées à la va-vite jusqu’aux coudes, tout indique la précipitation des armées en retraite. L’un d’eux, le lieutenant de vaisseau Amyot d’Inville est loin d’être en forme, sous sa casquette de fusilier marin, pour le moins curieux en plein désert, il fait la grimace. Sa chemise largement ouverte montre une blessure qui lui barre la poitrine jusqu’à l’épaule droite. Ce n’est pas très joli à voir mais il prétend que le soleil vaut mieux que tous les pansements.
Je réalise tout à coup qu’une femme les a accompagnés. Maigre, dégingandée Suzanne Travers, le chauffeur de Kœnig, ne se distingue de ses compagnons que par des cheveux un peu plus longs. Son visage fatigué, hâlé, couvert de poussière ne m’avait pas permis une identification facile, malgré l’absence de barbe manifeste !
Les autres, Messmer, Saint-Hillier, Simon et de Sairigné sont en conversation animée avec Pouliquen, Boizot et d’autres pilotes. Notre commandant fait remplir leur brenn-carrier de victuailles et les invite à déjeuner. A midi, tous les six, hirsutes, les joues creuses, trinquent avec nous, sous la protection de la Fatma. Sans nous être consultés, nous sommes tous habillés le plus militairement possible. Pouliquen paraît heureux de donner à ces hommes échappés d’un combat infernal le spectacle réconfortant d’une unité française ayant de la tenue.
Millet a retrouvé parmi ces officiers deux camarades de la Légion et tous trois, heureux de créer une diversion aux préoccupations présentes, parlent du bon vieux temps où ils étaient ensemble en garnison au Maroc. Les autres répondent avec bonne volonté à nos questions. Nous les interrogeons avec une déférence mêlée d’une grande curiosité mais ils sont épuisés et manifestent une certaine réticence à raconter les heures qu’ils ont vécues.
Brisdoux demande :
— C’est bien le 10 que vous avez effectué la sortie ?
— Non… le 11…
Celui qui a répondu hésitait. Il a consulté ses camarades du regard afin de ne pas commettre d’erreur. Léon, taciturne, ne perd pas un mot de la conversation.
Profitant d’un silence, il pose la question qui le tracassait :
— Qu’est-ce qui a été le plus terrible ?
Le capitaine Simon, de la Légion, dont un œil est recouvert d’un bandeau noir, pivote vers lui :
— L’eau. Près d’une centaine de Noirs sont restés là-bas. Ils ne voulaient plus faire un geste. Ils avaient soif .
Louchet et Brisdoux se regardent. Le souvenir de la soif qui a été leur supplice permanent pendant la traversée du Sahara est encore vivace en eux.
— Tu te rappelles, dit Louchet, quand nous avons abandonné notre voiture dans le Hoggar et que nous avons bu l’eau du radiateur qui empestait la graisse ? quel régal !
— C’est ce que nous faisions aussi, dit Messmer. L’eau potable était réservée par priorité aux blessés, mais les pauvres gars étaient ni nombreux qu’on était obligé de les rationner. On ne savait plus où les mettre. Le vacarme, jour et nuit, était infernal. Dans notre abri un de nos camarades ne pouvait plus supporter les explosions. Il croyait que ses tympans allaient éclater.
A la fin le commandant lui hurle : Tu n’as qu’à bâiller… Le type ferme les yeux et ouvre une gueule de gargouille. Juste à ce moment on entend un sifflement, l’abri s’effondre à moitié et il reçoit dans la bouche une pleine pelletée de terre. L’obus était tombé à moins de dix mètres…
A ce souvenir Saint-Hillier rit. Nous l’imitons tous, bêtement, parce que ça fait du bien . Mais Léon s’inquiète.
— Le gars s’en est tiré ?
— Cette fois-là, oui. Après…
Ce dernier mot, qui évoque la percée et le corps à corps nocturne au milieu des champs de mines, nous replonge dans le drame. Pouliquen enchaîne rapidement et, pour empêcher nos imaginations de vagabonder, il a recours à la statistique — excellent remède — lorsqu’il s’agit de cadavres :
— A combien estime-t-on les pertes ? demande-t-il.
— Vingt-cinq pour cent.
Machinalement, j’imagine la disparition d’un camarade sur quatre. Pengelley, assis sur son tabouret, hoche la tête. Il a soudain conscience de l’importance de son rôle. Pour les deux douzaines de Français qui l’entourent, il se lève. Nous nous attendons à un petit speech, que nous envisageons sans déplaisir mais Harold fait beaucoup mieux : il tend son verre en direction des rescapés de Bir Hakeim et dit, sans aucune gravité particulière dans la voix :
— Thank you.
Nous passons à table. Léon a bien organisé la réception. Ses cuisiniers ont tué un mouton, l’ont coupé en morceaux, ont recousu la viande dans la peau et cuit le tout sous des pierres chaudes.
Lorsqu’on ouvre l’énorme besace, une odeur appétissante monte dans le mess.
Un vin couleur rubis coule dans les verres. Il vient de France et Millet explique à nos hôtes le long chemin qui l’a conduit à notre table : embarqué avec le corps expéditionnaire de Norvège, il l’a suivi en Angleterre. Là, il a séjourné plusieurs mois sur les quais avant de trouver un navire britannique qui le transporte au Moyen-Orient.
— Mais alors, c’est notre vin, s’exclame un des légionnaires. Il s’est sacrement amélioré depuis Narvik !
Nos camemberts de Normandie venus de la fromagerie libanaise de Chtaura, arrivent à point pour souligner l’excellence du vin. Les mets et les alcools détendent l’atmosphère. Les six guerriers se souviennent qu’ils sont six survivants, c’est-à-dire cinq hommes et une femme heureux de pouvoir raconter des histoires, fourchette en main.
Le drame de Bir Hakeim s’efface un peu derrière l’excitation de l’aventure vécue.
Quand nous avons cessé le tir dans la nuit du 10, dit le capitaine Simon, il restait en tout vingt-deux obus dans les caissons. Pendant quinze jours nous avions tiré en moyenne 3 000 coups par jour. Il était temps de changer d’endroit I En tout cas les Boches n’auront pas trouvé grand-chose en arrivant. Les ordres étaient formels : rien ne devait tomber aux mains de l’ennemi. Les camions que nous abandonnions ont été sabotés, les bidons d’essence percés à coups de pioche, les tentes lacérées, le matériel de cuisine brisé. Un grand nettoyage de printemps !
Je me tourne vers le capitaine de Sairigné, de la demi-brigade de la Légion étrangère, venue de Norvège.
— Les Allemands ne se sont pas doutés que vous alliez tenter une sortie ?
— Jamais ils n’auraient pu imaginer que nous oserions, dit Sairigné. Le projet était d’une audace insensée. Il fallait d’abord traverser le champ de mines, puis s’ouvrir de vive force, les armes à la main, un passage à travers les lignes ennemies qui étaient profondes et serrées et formaient un triple barrage d’armes automatiques. Les Allemands avaient concentré leurs forces pour l’assaut final qu’ils avaient prévu pour le lendemain, le 11. Il a d’abord fallu faire rapidement déminer un passage — un étroit couloir de dix mètres de large où les véhicules ne pouvaient passer qu’en colonne par un. Les fantassins devaient les précéder et les encadrer, formant un V qui renforcerait son coin dans les positions ennemies.
A minuit la colonne était prête. Au signal l’infanterie à pied — deux mille hommes — s’élance. Nous passons le champ de mines sans être repérés, puis le bruit des moteurs alerte le poste de guet adverse. Une fusée verte monte, puis une blanche et une rouge. Le convoi est entièrement éclairé. L’enfer se déchaîne d’un coup. De tous les côtés des nappes de balles convergent vers nous ; des obus, des grenades explosent. Des camions brûlent. Les fantassins se ruent, dans une immense clameur. On taille son chemin mètre par mètre, au corps à corps. Les blessés tombent de toute part. On les ramasse en hâte et on les empile sur les véhicules qui poursuivent en avant. La mêlée est prodigieuse. On se bat dans l’obscurité, presqu’à tâtons. Seules les casquettes des Allemands les différencient de nos soldats, qui portent des casques. Nous n’avons même pas le temps d’avoir peur, il faut passer coûte que coûte avant le petit jour. Le général donne l’ordre de foncer droit devant soi et prend la tête de la colonne. Derrière lui, nous passons tous, franchissant d’un dernier élan la troisième ligne de défense ennemie.
… Quand le soleil s’est levé quelques heures plus tard nous filions vers le sud et Bir Hakeim était loin derrière nous. La sortie avait été si brusque que les Allemands n’y ont rien compris. Le lendemain, avant de lancer l’assaut final, ils se sont fait précéder de 200 Stuka qui n’ont trouvé à bombarder que les tombes de nos morts.
Nous étions trois mille, nous avons perdu huit cents des nôtres, mais l’Afrika Korps n’aura pas eu la Première Brigade Franç aise Libre !
Un grand silence accueille le récit du capitaine de Sairigné. Nous sommes tous profondément émus, pénétrés de fierté patriotique et d’amour pour ces hommes qui viennent de manifester aux yeux de tous, à Bir Hakeim, que la France est toujours vivante. Moment de pure joie. Silencieux, nous nous sentons vivre et respirer ensemble, d’un même rythme, dans un bonheur fraternel.
Les quarts d’heure passent, les histoires se succèdent, nous ne nous décidons pas à nous séparer. Mais nos hôtes doivent partir. Nous les raccompagnons à leurs véhicules et leur serrons longuement la main. Sur le point de démarrer le capitaine Simon se retourne vers Brisdoux :
— Au fait, le commandant Tulasne n’est pas avec vous ?
Brisdoux répond aussitôt :
— Mon capitaine, le commandant Tulasne est parti pour la Russie…
J’appréhende un peu la fin de sa phrase mais il enchaîne, très simplement :
— Pendant que vous résistiez aux Boches nous étions là à ne rien foutre, mon capitaine. Alors, le commandant Tulasne et quelques-uns de nos camarades ont cherché à se rendre utiles ailleurs…
Il ajoute, après un temps :
— Vous ne pouvez pas savoir ce que cela a été pour nous d’être cloués ici sans pouvoir vous porter secours.
Simon sourit :
— Ne vous inquiétez pas. Nous n’avons pas été abandonnés. Vos camarades de la R.A.F. ont fait des merveilles, détruisant jusqu’à 40 Stuka en un jour. D’ailleurs, conclut-il en désignant de la main l’ouest où des colonnes de poussière annoncent l’arrivée des convois en retraite — si vous n’avez pas eu l’occasion de nous secourir, vous allez avoir maintenant à nous protéger. Nous comptons sur vous.
**Claude RAOUL DUVAL et Romain GARY
(…) Evoquer les livres et les revues que chacun de nous serrait précieusement dans ce désert, fait surgir dans ma mémoire le souvenir de Romain Gary.
Depuis près de deux ans, je m’étais lié d’amitié avec Gary. Je le revois encore, mourant, dans une chambre blanche de l’hôpital de Damas, le nez pincé, les bras lardés de piqûres et sa casquette de sous-lieutenant coiffant curieusement ses pieds.
II ne passera pas la nuit , m’avait dit l’infirmière. C’était mal connaître la vitalité de Gary. Non seulement il n’était pas mort mais il avait si rapidement récupéré, que pendant que nous étions dans le désert, il avait repris sa place au groupe Lorraine et participait aux opérations en Méditerranée orientale. C’est avec un immense plaisir que je l’avais retrouvé à bord du navire Orduna qui ramenait d’Egypte en Angleterre — en passant par Le Cap, la Méditerranée étant fermée ! —, les pilotes et mécaniciens du groupe Lorraine , ainsi que ceux d’entre nous de l’ Alsace qui, après la fin de la campagne de Libye, avaient choisi de continuer le combat sur le front occidental, plutôt qu’en Russie.
En pleine mer Rouge, en cette fin d’octobre 1942, il faisait encore très chaud et la vie était loin d’être confortable à bord de ce navire transport de troupes, vieux de trente ans, conçu pour cinq cents passagers et qui en abritait deux mille.
Je n’étais apparemment pas seul à rêver à la guerre qui faisait rage sur le front russe, car un beau jour, alors que j’étais allongé sur le pont, Gary me tendit une liasse de feuilles manuscrites portant pour titre : La bonne neige .
— Lis, me dit-il, et dis-moi ce que tu en penses.
— Quoi ? Tu écris ? Qu’est-ce que c’est ?
— Lis donc, tu verras…
Je découvris tout à coup qu’il avait la chance de déserter notre vie quotidienne et de se réfugier dans un monde imaginaire, totalement différent de la réalité dans laquelle nous étions plongés.
Alors que nous étions accablés par une chaleur torride qui persistait jour et nuit et que nous voguions sur une mer étale comme une plaque surchauffée, Gary brusquement me projetait en Russie, dans une tourmente de neige où son héros, le bon soldat Schatz, et ses compagnons mouraient de froid, en proie à un délire embrouillé.
La magie de la création romanesque m’était révélée et j’enviai Gary de détenir un tel pouvoir.
Les 3 extraits présentés ci-dessus sont extraits des mémoires de Claude RAOUL-DUVAL, CIEL DE SABLE, édité en 1978 et dont Romain GARY a écrit la préface qui commence ainsi :
« Je les ai tous connus.
Ils venaient un a un, individuellement — et je souligne ce mot, car c’est peut-être ce qui caractérisait le plus forte ment ces hommes libres. Pour devenir des Français Libres, vous voliez des avions, traversiez la Manche en kayak et les océans dans les soutes à charbon : Colcanap, seize ans, que de Gaulle envoya au lycée, commandant Lanusse, qui traversa le Sahara à pied, partant de Zinder pour aboutir au Cameroun, Gratien, évadé trois fois de prison à Pau où l’on avait fini par garder ses chaussures et qui franchit les Pyrénées pieds nus… Et ceux dont Claude Raoul-Duval parle dans ces pages : Castelain, Léon, Littolff, Tulasne, Derville, Preziosi, ceux de l’escadrille Alsace en Libye et qui sont allés mourir en Russie, les premiers éléments de l’escadrille Normandie.
Il est difficile de comprendre aujourd’hui ce que signi fiaient en 1940-1941, les mots Français Libres , en termes de déchirement, de rupture et de fidélité. (…)
Il est possible d’acquérir cet ouvrage en livre d’occasion sur internet
Page composée en juin 2013 par F. Roumeguère dans le souvenir de l’amitié qui liait deux jeunes havrais : Claude Raoul-Duval et Jacques Roumeguère…
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