- Biographie d’André Blanchard sur le site de l’Ordre de la Libération
Le texte ci-dessous nous a été communiqué par Madame Claude BLANCHARD, fille de André BLANCHARD en juin 2013.
La journée avait été chaude, l’assaut allemand avait déferlé ininterrompu, les positions étaient encore intactes. A deux reprises la situation menaçant de devenir critique, les brenn-carriers avaient dû foncer et déblayer. A 16h tout s’était tu, le boche sentait son échec. De quoi serait fait demain ?
Les munitions s’épuisaient ; il n’y avait plus qu’un quart d’eau par homme, les nerfs étaient tendus à bloc ; une grosse force d’infanterie italienne s’établissait à l’Ouest. Demain ???
Demain assaut sur tous les fronts. Le noyau de résistance qui se rétrécit sous les bombes, les obus, les chars, la submersion, le corps à corps, la mort ! Garder une cartouche … !
La Mort, pas crainte, délivrance. Elle est là tous les jours, elle choisit. Elle, elle sait prolonger sa jouissance : elle frôle, elle capte, elle enivre… J’en étais rassasié, telle une vieille maîtresse, elle ne savait plus me faire délirer. Je l’avais trop vue, je la connaissais trop. Ce n’était plus qu’une compagne, compagne de route qui saurait me libérer de la souffrance. Je ne la considérais plus comme un échec, une rupture de plan, une défection : au contraire elle m’apparaissait comme la sanction de l’Idée, la fin en soi, l’aboutissement de ce que je faisais là.
Du jour où j’avais accepté de faire la guerre, j’y avais beaucoup pensé. Le premier mort, le dernier cadavre, ceux-là étaient perdants. Je tue, je dois tuer, je vais être tué, quand ? Je souris. Pourquoi ? Elle m’oublie, je la trompe mais ce n’est qu’un sursis. Durera-t-il ? Je m’en fous ! Nous sommes des amants trop étroitement liés, nous avons trop de souvenirs communs, nous nous retrouverons. Elle le sait, je le sais !!!
Ce qui fait l’homme, c’est la crainte de la mort. Libéré, affranchi, il se sent Dieu. Suffirait-il de cette acceptation. Non, il faut autre chose. Servir ? Non ! Ce n’est plus être Dieu. Tuer pour l’Idée. Etre tué pour elle, créer la mort, s’anéantir consciemment en elle, là est le Tout, la Fin, l’Essence, le Commencement.
Il revenait du poste de secours du Bataillon. Il traînait la jambe, tiraillé par sa sciatique qu’un éclat d’obus avait griffé quelques jours auparavant. Il avait voulu rester.
Un homme l’attendait porteur d’un ordre. Il repartit vers le P.C. de la Compagnie. Quoi ? Du nouveau ! Les bruits de décrochage seraient-ils exacts. Passer de nuit – rompre ce cercle étouffant, meurtrier, se jeter l’arme au poing sur ces silhouettes entrevues dans la nuit, les écraser à coups de grenades. A moins que demain … ? Il le sait. Si l’assaut ennemi réussit, c’est lui qui doit contre-attaquer, se lancer sur ce terrain nu, plat, au travers de cette nappe métallique. Parmi ces gerbes d’acier, ces fleurs brillantes qu’il sera doux de tomber dans ses bras ! Quelles épousailles ! Pourpre et Or !
Il arrive … Bonsoir X ! Bonsoir mon Capitaine ! Les autres sont là. Enfin le Capitaine parle.
Cette nuit à partir de 23 heures 30, la position sera évacuée. Notre compagnie assure l’arrière garde de l’ensemble. Consigne pour tous : Tout détruire, éviter les incendies. Sortir coûte que coûte. La sortie se fera à pied. Azimut 213. Des anglais nous attendent avec des camions environ 12 kms. Rassemblement 23h15. Vous X – il se redresse, Elle le regarde, c’est Elle sans doute qui vient d’écarter la toile. Ce ne peut être qu’Elle qui le regarde, le reconnaît-Elle. Le reconnaît-Elle !! – serez chargé avec deux F.M. à choisir, de patrouiller toute la position, vous êtes blessé déjà. Vous sortirez le dernier avec ma voiture .
Les Autres partent, le Capitaine le retient : Dis, vieux, ça colle – Je sais qu’avec toi ce sera bien. Tu ne m’en veux pas Il le regarde, les yeux lui disent : Je te laisse derrière, je te sacrifie, toi un vieux camarade, mais j’ai confiance . Et lui ne veut pas voir ces yeux, ne veut pas sentir cette main sur son épaule, cette rude caresse de deux hommes, de deux amis.
Il lui dit : Ne t’inquiète pas, il fallait bien qu’il y ait quelqu’un qui ferme la porte, tu as bien fait de me choisir ; c’est la chic mission – merci, c’est à moi ton copain que tu l’as réservée. C’est bien, encore merci. A ce soir !
Les autres l’attendent à l’écart : Allons chez moi, il doit me rester un peu de whisky. Le cauchemar est fini. Demain tout sera bien Ils le regardent : Demain ! En général, ces missions là on n’en revient pas, d’autres aussi ne seront pas là.
A 20 heures, ordres donnés, ses quatre hommes choisis, les autres le regardent, et plusieurs lui disent Viens avec nous, encore une fois marche devant nous, montre nous la route, tu sais bien que sans toi nous ne sommes plus que des enfants sans leur mère – Garde nous avec toi » Son cœur se gonfle, son ventre se serre, il les aime ces grands diables noirs dont il a réussi à faire des hommes ; Il les voit tous, il les connaît tous, ce sont ses enfants. Il souffre car il sait que lui absent leur cœur sera vide et ce soir seuls ceux qui garderont un cœur solide, une tête froide, ceux-là seuls passeront, impossible de les garder, son équipe ne passera probablement pas.
A 23 heures, tout est détruit, les fûts d’essence, percés à la pioche s’égouttent lentement, les armes que l’on n’emporte pas gisent brisées au fond de la tranchée, les Paquetages lacérés commencent à glisser sur le sol poussés par le vent du soir, ses camions dont il était si fier, pris sur les Italiens ont été brisés à la masse. Dans la nuit, claire des myriades d’étoiles, son secteur lui apparaît dévasté, désolé, lugubre, mort, et pourtant il y laisse des regrets, il les étouffe en grinçant : ils ne m’ont pas eu, ils ne trouveront que des débris, leur victoire sera une défaite et si je passe, le vainqueur ce sera moi ; il est l’heure, il conduit ses hommes au rassemblement.
A 23h10, un dernier au revoir, à demain aux camarades, à ses hommes. Il part commencer sa ronde, sa veille. Ses quatre hommes lui emboîtent le pas ; ils ont compris : la chasse est commencée. Dans leurs villages de brousse africaine, ils ont quelquefois pisté la bête, tous les sens en éveil, la marche silencieuse.
Des alertes fréquentes, il récupère quelques hommes des positions les plus avancées qui n’ont pas encore quitté leurs postes. Il les oriente. Une compagnie passe à sa droite, épais serpent noir ondulant dans la nuit claire. Il chemine ; un blessé, un ami s’approche de lui : Emmenez-moi jusqu’à la sortie, après je me débrouillerai. Il va. Il arrive à l’extrémité sud de la position. A 500 m à droite, il entend le glissement, le roulement des voitures, le clapotement de la troupe en marche, l’atmosphère est tendue. On sent dans la nuit la traîtrise proche de ces forces qui ne se sont pas encore reconnues, qui halètent crispées dans l’attente, qui vont s’empoigner.
Il entend les premiers coups de feu. Feux d’artifices, fusées de reconnaissance, vertes, rouges, fusées éclairantes blanches, les armes automatiques commencent à débiter leur hoquet en saccade ; toutes les gammes, la bataille est commencée, la nuit se déchire, l’horreur s’installe, la Mort ouvre ses bras.
Allons, il faut repartir, reprendre la veille, monter la garde, longer les champs de mines, l’ennemi ne bouge pas, pas un bruit. Dans l’ex-secteur Nord, les deux dernières nuits, les pionniers allemands ont déminé en chantant, cette nuit rien, pas un chant, tout est calme et pourtant là-bas c’est le corps à corps. Sa ronde l’y ramène, des hommes sont jetés là à terre, espérant une accalmie. Non, il faut foncer, quelques mots, ils le suivent, il les mène à la brèche ; allez ! Foncez ! C’est là-bas. Il leur indique une étoile. Il repart, monte aux ruines du fort. Et là debout, il contemple la mêlée. Fantasmagorie ! Hideux carnage ! Tumulte inhumain ! Apothéose ! L’atroce devient Magnifique. O Dante, tu n’avais pas rêvé une telle chose ; C’est plus beau que ton enfer !
Il est deux heures et demie : il fait presque jour aux lueurs de l’incendie. Les paillettes brillantes, ces lignes vert bleuté, ce sont des balles traçantes. Ces bondissements rouges bien cadencés, ce sont les mitrailleuses lourdes, ces éclairs de magnésium, ce sont les obus, ces arbustes étincelants brusquement surgis, ce sont des mines qui sautent.
Ses hommes placés en guetteurs l’appellent, une vingtaine de silhouettes se dirige vers lui. Amis, ils n’ont plus de chef ; ils ont eu peur, ils ont reflué. Allons, confiance ! Il faut sortir, tout à l’heure, il sera trop tard, il laisse ses veilleurs, il emmène le groupe vers la fournaise, ils hésitent. Allons du courage Il les fait sortir du champ de mines. Allez ! Partez avec les autres ! Une mitrailleuse aboie à 200 mètres, ils ont passé et lui, il reste :
Il regarde ce chef qui, debout dans l’incendie, donne des ordres d’une voix qui par moments couvre le tumulte. Comme il paraît grand, cet homme aux cheveux blancs, dont le bras indique le salut. Campé là au milieu de l’horreur, quelle gueule ! torturée, inhumaine, masque crispé d’audace, de décision, brute primitive aux appétits déchaînés, lancée vers le meurtre, piétinant le sable englué de sang noirci.
Il se détourne, il quitte ces lieux maudits lorsqu’à sa gauche une torche. Un projectile incendiaire vient de faire éclater les deux réservoirs d’un camion portant des grands blessés. Le feu est partout, les flammes orangées crépitent, des hommes au comble de l’horreur hurlent dans le brasier. Des faces noircies tentent de se ruer au travers, des bras aux doigts crispés traversent le rideau de flammes, impossible, ils retombent. Tout flambe, grince, hurle, la torche grésille, les cris sont de plus en plus rauques, vision hallucinante. Rien à faire, rien à tenter. Ses ongles lui rentrent dans les paumes, il fuit, trébuchant sur les cadavres, il est 3h .
Le gros des troupes vient de passer, la trouée a été dure. Revenu à ses hommes, il voit au loin les feux placés sur les anglais ; il faut reprendre la veille, la ronde, lourd de ce cauchemar qu’il vient de vivre.
Vers 6 heures, les étoiles commencent à pâlir. Il revient à la brèche. Le combat dure toujours, moins rageur, moins violent cependant. Le dernier camion se lance. Il est temps, bientôt, il fera jour, il faut partir. Il va chercher sa voiture et avec ses hommes, il s’apprête à foncer, à la nuit vient de succéder un brouillard épais, ouaté, dense. En avant, il faut passer – Eclair- une arme automatique le mitraille à vingt mètres devant- Pas touché – En avant en deuxième – Il bouscule la pièce, écrase deux hommes, il passe, il est passé, Oh ! Un … deux … trois … éclairs rapides, c’est une mitrailleuse lourde à 40 mètres, quatre … Ah ! Ah ! Un bras qu’il ne sent plus, du sang qui gicle, plus qu’une main pour tenir le volant, tant pis, il faut continuer ! Il continue – Choc, accident, panne, il continuera à pied, il arrivera soutenu par ses noirs.
Il est passé, Elle ne l’a peut-être pas vu. Il souffre. Il la voit rôder. Il la sent le frôler de son manteau. Elle le regarde, est-ce lui ??? Non, Elle ne l’a pas reconnu. Il vit ……..
Après BIR HAKEIM, le Général de Gaulle visite les officiers blessés :
de gauche à droite : le Capitaine Renard, Le Capitaine Gabard,
le Lieutenant BLANCHARD et le Lieutenant Théodore
* Citations du Capitaine Blanchard dans le Mémorial du BM 2 du général André AMIEL
Syrie 1941 – Un autre jour Blanchard qui conduit également très vite, dérape, dévale dans un ravin de cent cinquante mètres, la voiture exécute une dizaine de tonneaux. Résultat : une arcade sourcilière un peu abîmée, un bain dans le torrent du fond, un véhicule mis à mal.
Attaque d’Aadliyé (Syrie) 15 juin 1941 – Côté 7e (Cie), deux sections entraînées par le Lieutenant Blanchard et le chef Jouannic prennent pied sur les pentes ; tous deux tombent grièvement blessés, leurs sections flottent faute d’encadrement. Soumises à un tir nourri, elles refluent jusqu’au ruisseau.
Bir Hakeim 27 mai 1942 – Le capitaine Chevillot, responsable du quartier du B.M. 2 pendant l’absence de son commandant, rend compte à celui-ci des quelques faits passés en son absence … Le capitaine Chevillot signale tout particulièrement la belle conduite d’un officier de son unité, le lieutenant Blanchard : en patrouille de reconnaissance à l’extérieur de Bir Hacheim, le 23 mai 1942, il a attaqué un détachement ennemi, l’a forcé au repli mais a été blessé par éclat d’obus à la jambe droite. Il s’est fait panser, a refusé de se laisser évacuer et reste à la tête de sa section.
Le colonel DE ROUX à Bir Hakeim » Pour tromper l’ennemi et faciliter l’évacuation totale de la position, il donne la consigne écrite au lieutenant BLANCHARD, d’avoir à passer dans tous les secteurs, avec un véhicule armé de fusil-mitrailleur et tirer quelques rafales dans chaque secteur, de 22 heures à 3 heures du matin, puis, rejoindre la brèche et sortir avec les derniers éléments. » LIEN
Bir Hakeim 11 juin 1942 – Tandis que le B.M. 2 sort de Bir Hakeim en arriège garde vers la fin de la nuit, le lieutenant Blanchard reste à l’intérieur de la position.
Dans le pick-up de combat qui fut celui du commandant Amiel, il est debout sur le siège extérieur à côté du chauffeur, la moitié du corps émerge à l’extérieur par l’ouverture du toit de la cabine. Fusil-mitrailleur en batterie, il asperge ça et là les lignes ennemies par corutes rafales, tandis que tiraillent les Noirs.
Les petits détachement analogues, laissés par les autres bataillons pour donner le change à l’ennnemi, sont maintenant partis. Blanchard et ses quatre tirailleurs restent seuls dans le noir, à travers la position dévastée zébrée par les longues trajectoires des balles et obus traceurs.
L’aube va poindre ; mission largement remplie. Blanchard lance le Dodge vres la sortie, le faufile dans le sinistre couloir, et comme les buffles qu’il chasse avec passion en afrique, fonce droit devant lui.
Hélas ! une fois de plus il attire la mitraille : un obus explosif enflamme, désintègre le véhicule, les occupants s’en éjectent. Blanchard, blessé grièvement, au bras, fracture ouverte de l’humérus, titube soutenu par ses tirailleurs.
A la faveur du brouillard, ils marchent, se trainent en un long calvaire. Au bout, un échelon de recueil, le salut.
*Citation à l’ordre de l’Armée du Lieutenant Blanchard après Bir Hakeim
Officier plein d’allant et d’énergie. Toujours volonaire pour les missions demandant de l’audace : froid, pondéré, paie d’abord de sa personne et n’engage jamais les hommes inutilement. Blessé deux fois, à la jambe et au bras, a refusé de quitter le commandement de sa section du 27 Mai jusqu’au 11 juin1942. Pouvant à peine marcher, à reçu l’ordre, la nuit du décrochage, de donner à l’ennemi, par des tirs sur la position de Bir Hakeim, l’impression d’un front encore occupé. Blessé une troisième fois très grièvement, son véhicule incendié, a réussi à rejoindre les lignes amies malgré un barrage intense d’artillerie et d’infanterie. Modèle de courage et de volonté tenace.
André BLANCHARD à gauche et TRAMON en 1941
Fonds AMIEL
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