*Janvier 1945 : BOOFZHEIM
Le 7 janvier avant l’aube, nous sommes tirés de notre sommeil par une canonnade lourde et subite, dirigée droit sur Boofzheim. Alerte générale : au milieu de cet énorme bombardement, je monte au clocher, d’où je ne vois d’abord pas grand-chose.
Il faut situer mon observatoire. Le clocher du temple de Boofzheim est une lourde tour carrée, dans laquelle, passé des escaliers en bois, on se retrouve dans un haut espace évidé avant d’atteindre la plate-forme des cloches et les épais entrecroisements de poutres qui soutiennent cloches et toiture. Dans ce vide d’au moins 8 mètres, c’était une forte échelle fixe qu’on empruntait pour monter et descendre. Là-haut, j’avais mon poste radio et ses batteries. Il fallait une gymnastique pour passer entre (ou sous) les grosses poutres enchevêtrées de la charpente. Orientées aux points cardinaux, les façades comportaient, au niveau des cloches, ces sortes de grandes persiennes dites abat-sons qu’on voit souvent aux clochers : elles étaient, ici, en tôle, c’est entre ces lames de tôle qu’on observait à la jumelle.
Très vite pourtant, des coureurs haletants arrivent du Sud au poste de commandement de la Compagnie et les liaisons radio nous reliant à Obenheim où se trouvent le P.C. du Bataillon, et sur mon réseau, Francis Rougé corrobore : une offensive allemande, emmenée par des forces blindées, progresse entre nous et les positions voisines (Herbsheim où se trouve la 3e Batterie, Sand où sont les 4e et 5e ) et vers nos arrières. Elle se dirige droit vers Strasbourg par de petites routes.
De mon clocher, gêné par les nombreux rideaux d’arbres éparpillés dans la plaine, je ne vois encore rien. De Benfeld, le Commandant Jonas avise par radio Luflade d’essayer de faire revenir au moins un de ses deux Officiers par l’unique route encore utilisable qui, d’Obenheim, remonte à Strasbourg par Krafft et Erstein. C’est moi qui serai ramené en arrière.
Il est huit heures. J’hésite à abandonner une mission probablement utile et dans une situation pareille. Quelques autres hésitations s’en mêlent du reste à Obenheim même. À dix heures, les Allemands ont atteint Krafft par l’Ouest et l’unique route est coupée. Pris entre l’arc de cercle allemand et le Rhin, nous sommes encerclés.
Les deux journées du 7 et du 8 janvier sont harassantes. Les nouvelles de l’extérieur sont rares, sinon que notre front est attaqué partout. La canonnade s’amplifie et s’entend au loin. Les avant-postes au Sud de Boofzheim sont malmenés, évacuent des blessés sur le village. Certains tombent en chemin. Les rescapés parlent d’hommes en blanc, complètement invisibles sur la neige où ils progressent en rampant.
Par moments, j’entends le bruit lourd du mouvement de chars, à l’Ouest : un peloton d’Infanterie en arrive en courant, nous avisant que les Allemands se rabattent maintenant de là vers nous. À quelque 200 mètres dans cette direction se trouve le canal de l’Ill Nord-Sud et un pont l’enjambant sur la route d’Herbsheim.
Pendant un moment, le canal et le pont sont abandonnés, et il n’y a aucun défenseur au-delà des dernières maisons du village. Mais l’Infanterie réagit et de mon clocher, je vois des Fantassins progresser de nouveau, par bonds, lentement, vers le pont. Hélas, les Allemands qui ont dû atteindre l’autre rive du canal bombardent maintenant de tirs de mortiers. J’enrage, là-haut, de ne rien voir d’utile, jusqu’à ce qu’enfin je voie une colonne de trois ou quatre gros chars : une voiture de commandement, s’immobiliser en pleine vue, sur le chemin de halage du canal.
D’urgence, je demande l’intervention de l’aviation sur ces chars et je fais tirer mes propres canons sur la voiture. J’ai la chance de la voir prendre feu sous mortier, mais les chars s’éclipsent vers le Nord, sans dommage. Décidément, c’est difficile de faire intervenir rapidement des moyens extérieurs à la Division.
Le soir, l’atmosphère dans la grange est lourde, tendue. Il y a un nombre croissant de grands blessés, couchés. En tout, un infirmier avec des antiseptiques et des pansements, ni médecin, ni chirurgien. Un soldat couché à côté de moi a une main affreusement mutilée, sans doute par une explosion à bout portant tous les tendons sont à découvert dans une plaie étendue qu’on n’a pas voulu bander de peur que les pansements collent ; il ne se plaint pas… Il sait (nous aussi) que, pour le moment, on n’évacue plus personne sur Obenheim ; d’ailleurs, les moyens là-bas sont-ils meilleurs ?…
Le bombardement continu, sporadique. La sécurité de nous tous dépend de quelques dizaines d’hommes couchés dans la neige autour du village, veillant dans le noir, et n’ayant que leurs jambes et quelques téléphones pour communiquer avec le P.C. de Compagnie. Il fait largement -10°C. Heureusement, le ravitaillement reste suffisant, mais pour combien de temps ? Les villageois ne cachent pas leur inquiétude. Ils songent aux règlements de compte terribles qui suivraient une reprise de Boofzheim par les Allemands, et qui frapperaient ceux qui ont pavoisé depuis la libération de fin novembre et qui nous ont aidés encore maintenant. Ils se taisent, les pauvres, et rasent les murs. Le 8 janvier, c’est à peu près pareil. Par radio, on nous parle, à mots couverts, d’une opération en cours de montage pour tenter de nous dégager. De notre côté, l’Infanterie est chargée de progresser de son mieux vers le canal, car les secours que nous espérons viendraient par là.
Mais, arrosés de nouveau d’obus de mortier que je vois d’en haut exploser autour d’eux, les Fantassins restent cloués à mi-chemin sur le sol gelé en profondeur où il est hors de question de creuser des trous de protection. Et de l’autre côté, si nous entendons pendant quelque temps une canonnade intense, nous ne verrons pourtant rien venir.
Dans l’après-midi, il faut se rendre à l’évidence dans la poche formée par Obenheim et Boofzheim, Boofzheim, le poste plus avancé des deux, est l’objet d’une manœuvre d’encerclement à part. Des détachements ennemis ont réussi, semble-t-il, à atteindre un bois qui n’est qu’à 200 ou 300 mètres de la route reliant les deux villages, en progressant entre Boofzheim et le Rhin, un secteur où nous n’avions personne.
Nous recevons d’Obenheim l’ordre de nous replier sur Obenheim même, à la faveur de la nuit. Pendant mes dernières heures de faction en haut du clocher, les bombardements se concentrent sur le village. Certains obus explosent si près que j’entends les éclats siffler et rebondir sur la façade. Soudain, l’un d’eux frappe une des lames métalliques des abat-sons juste devant moi et je sens un choc dans ma mâchoire du haut : y portant ma main, je trouve un petit éclat de l’abat-son même, arraché et projeté par le passage d’un éclat d’obus, littéralement fiché entre mes deux incisives du milieu ! Aucun dommage, mais quelle chance d’avoir eu les lèvres entrouvertes juste à cet instant… Un peu plus tard, je perçois une nouvelle sorte de tir, à grande vitesse, passant au ras de la façade du clocher : sûrement un char tirant à vue pour le démolir. Le deuxième coup déchire l’air si près que je n’attends pas le troisième. Abandonnant radio et tout, je me jette dans la grande échelle de bois verticale ; là, pour la première fois, ma jambe, accidentée au ski à Pâques 1939 et incomplètement remise, risque de me mettre en danger car je ne peux descendre les barreaux qu’un à un… Alors, sans hésiter, je me jette dans le vide, ne me retenant que par les paumes des mains aux montants latéraux. J’atterris lourdement au palier intermédiaire, les mains en feu… Le déplacement de nuit, organisé strictement, est impressionnant. Les tirs ont cessé partout et les points d’appui extérieurs, repliés, ont subitement multiplié les effectifs qui se rassemblent dans la Grand-rue. Passé minuit, dans un grand silence et une obscurité complète, tous les mouvements commencent sur la pointe des pieds. Le grand ordre déployé à tous les échelons semble remettre un peu de moral parmi la troupe.
Chaque voiture partait au ralenti, et au pas, pour rester dans la colonne et faire le moins de bruit possible. C’était vraiment une colonne d’ombres qui s’étirait maintenant sur la route d’Obenheim, distant de peut-être 3 kilomètres. Ma Jeep, que je conduisais avec Grollier à ma droite, était surchargée d’équipements. Nous portions tous le casque depuis le 7 janvier et mon arme était le pistolet américain réglementaire. Je n’avais derrière moi qu’une ultime patrouille serre-file avec, à sa tête, un garçon de valeur avec qui je venais en deux jours de lier une camaraderie solide, le Lieutenant Villain. Il fallait faire très attention, car on roulait sur une route étroite, sans feux, à côté de la colonne d’hommes à pied et la route était complètement enneigée et glacée. Au premier kilomètre, en passant un petit pont, je me trouve secoué par un grand choc : ma Jeep vient de buter sec contre un obstacle et s’est arrêtée, penchant à gauche, où je découvre le vide. Un obus avait dû faire s’écrouler un morceau de chaussée et de pont à cet endroit. Ma roue avant était passée je ne sais comment, mais pour le reste ! Je suis descendu avec difficulté et avec l’aide de Fantassins obligeants, on arrive à tirer la Jeep de côté, heureusement intacte. Le temps de le faire et nous sommes déjà seuls, loin derrière la colonne et juste à la hauteur du bois occupé par les Allemands ; à 200 mètres à l’Est, je remets en route, tout doucement. Nous rejoignons la queue de colonne, Fantassins compris. Et on arrive, enfin, à Obenheim.
Rapidement, on s’aperçoit que la situation n’y est pas meilleure. J’arrive à retrouver Francis Rougé qui couche dans la cave solide d’une maison de la place du village, à peu près en face de la Mairie. Il m’y invite et j’y descends avec lui ma cantine et mon lit pliant. Tout est calme et vers quatre heures, nous dormons, ne nous réveillant qu’à huit heures, tout surpris d’une telle aubaine. Nos logeurs, Alsaciens typiques, nous paraissent braves et nous préparent même notre petit déjeuner avec nos provisions de combat : le ravitaillement local est, lui, problématique.
*OBENHEIM
Le 9 janvier, c’est au clocher d’Obenheim que je reprends ma mission, en alternance maintenant avec Francis. L’église (protestante là aussi) est à 30 mètres de la mairie, dans la rue principale. Son clocher est en façade, côté rue, avec un escalier en pierre, en colimaçon, cette fois, jusqu’en haut. La nef est pourvue de hautes verrières latérales, mais elle a déjà souffert notablement les jours précédents et bien des gravats jonchent les bancs et le sol.
Dans la matinée, nos radios détectent une vive activité de voix éloignées, à la limite de l’audible, sur notre réseau de communications du 2e Groupe d’Artillerie.
Le Commandant du BM 24, chef de Bataillon Coffinier, est prévenu de se tenir prêt à faire une sortie vers l’Ouest, de nouveau jusqu’au canal de l’Ill, qui passe à l’Ouest du village, tout à fait comme à Boofzheim. La Division va essayer d’y diriger un escadron de chars légers de notre régiment de reconnaissance, le 1e Régiment de Fusiliers Marins.
Ce régiment, au palmarès étincelant, est constitué de baroudeurs couverts de décorations et qui ont toujours tout réussi. L’espoir remonte. Dans le lointain, un bruit de combat de chars nous parvient. Il semble, un temps, se rapprocher. Mais dans l’air cotonneux sur fond de neige, c’est difficile à dire. Vers quatorze heures, les choses en sont au même point. Le bruit s’estompe, disparaît. Échec… pour aujourd’hui. Mais demain, peut-être ?
Les hommes qui avaient réussi à prendre position aux limites du village, prêts à bondir vers le canal, rentrent déçus. Nous, qui avions demandé par radio les tirs d’appui nécessaires, le sommes aussi.
Le 10 janvier s’annonce par un long et violent bombardement du village, tombant en pluie et nous empêchant, un bon moment, d’aller prendre notre poste de combat. Quand j’y vais à mon tour, la situation est calme à nouveau. Nous attendons un parachutage d’armes, de munitions et de vivres, demandé hier cela devient pressant.
Vers onze heures, des obus éclatent, venant du Sud et à une vingtaine de mètres en l’air.
Une pluie de tracts blancs, aux grands caractères noirs, tombe un peu partout : dans les rues, sur les toits. On m’en apporte. Ils disent, dans un français rugueux :
— « SOLDATS DE LA 1e D.M.I » Des forces considérables d’infanterie et de chars se trouvent maintenant derrière vous. Elles ont progressé à l’Ouest du canal du Rhône au Rhin en direction de Strasbourg. Elles vous ont encerclés au Sud de cette ville par un verrou entre le canal et le Rhin. Vous êtes coupés de vos arrières avec lesquelles [sic] vous n’avez plus aucune communication. La route vers Strasbourg et les Vosges est barrée. Il ne vous reste plus qu’à mourir sous le feu de l’Artillerie et des armes de l’Infanterie allemande ou à vous rendre pour conserver votre vie pour votre famille. Une dernière chance vous est laissée : déposer vos armes, quitter votre casque et votre ceinturon et approcher vous de nos lignes en agitant ce tract. Seule une captivité, qui n’est pas déshonorante, peut à présent vous sauver !
Un petit détachement ennemi, portant un grand drapeau blanc, se montra un peu plus tard, chargé visiblement d’un message du même objet. Il fut repoussé par des tirs de semonce et se retira. On se sentait humilié de ne pouvoir se défendre contre ces papiers ignominieux. Mais, bien sûr, si les Boches pouvaient nous envoyer de L’acier, rien ne pouvait les empêcher de nous envoyer du papier en prime. On parle dans le vide d’une éventuelle reprise de l’opération de secours. Lorsque Francis ou moi demandons des tirs sur des objectifs précis et visibles, on ne nous Les accorde pas toujours : nous en restons suffoqués. Nous remarquons que les voix de nos correspondants vont en s’affaiblissant, comme s’ils s’éloignaient. Est ce possible ! Nous entendons, dans la direction d’Herbsheim, des combats violents et voyons de la fumée sombre s’élever de l’emplacement du village, derrière des écrans de forêts.
Vers midi, des avions passent, d’abord à quelques centaines de mètres, puis à basse altitude. Volant Nord-Sud, ils larguent, en passant, des containers cylindriques de 2 à 3 mètres de long, certains soutenus par des parachutes, d’autres tombant comme des pierres. Je suis dans le clocher et je les vois atterrir au hasard sur des toits, dans les près entre le village et le canal où il n’y a aucun abri sur le parcours et où les Allemands mitraillent tout ce qui bouge. Pourtant, des hommes vont ramper jusqu’à certains de ceux-là. D’autres, trop mal placés, sont perdus, avec leurs contenus précieux vivres, munitions, médicaments. Puis, le ciel se referme. On commence à sentir que, d’une manière ou d’une autre, c’est la dernière aide que nous venons de recevoir. La canonnade reprend. À deux reprises, quand Francis et moi échangeons nos positions dans le début de l’après-midi, l’église, déjà éventrée, reçoit de nouveaux coups directs, les obus tombent dans le chœur par les verrières crevées, éclatant à moins de 20 mètres quand on est entre l’escalier et le portail.
Puis, à l’heure où la lumière commence à baisser, dans cette courte journée d’hiver, ça commence à tirer de partout : canon, mitrailleuses. Francis (au clocher à ce moment, tandis que je l’entends d’en bas) obtient, à force de gueuler dans le micro, des tirs d’arrêt importants de notre Artillerie sur la plaine au Nord d’Obenheim, où il voit l’Infanterie allemande progresser par bonds puis, plus à l’Est, où la vue est plus difficile à cause des bois.
À ce moment, je suis en train de transporter mon propre poste, sur ordre du P.C., du haut du clocher à la mairie, car les postes de radio du Bataillon n’obtiennent plus l’arrière et la seule liaison possible est sur le réseau de l’Artillerie. La distance de l’église à la mairie est d’à peine plus de 30 mètres par la grande rue déserte. Pendant que je cours en rasant les murs, mes deux lourdes valises métalliques dans les mains, un tir de mitrailleuse, venu de l’entrée Nord du village derrière moi, prend la rue en enfilade. À la mairie, j’installe rapidement mon poste dans les combles pour avoir un meilleur rendement de mon antenne et je reviens à l’église où j’ai laissé Francis seul ; la lumière baisse et le trajet est un peu moins dangereux. Me voici dans l’escalier du clocher et soudain, cataclysme : une grande explosion au-dessus de moi plâtras, nuage opaque de fine poudre blanche et un grand silence là-haut… Je hurle : Francis ! Francis ! tout en grimpant. Un grand rire !… Francis surgit à ma rencontre, le casque, la figure et le manteau blancs de plâtre : un obus de char a frappé le clocher de plein fouet, au-dessus de lui, heureusement ! Il est indemne. Pas même choqué. Nous déménageons à deux son poste radio, nous parcourons la rue en vitesse, sans accroc, et arrivons au fatidique P.C. de la mairie, d’où nous ne sortirons plus guère.
Mon Capitaine Luflade m’y demande, pour ma part, d’assurer les messages radio du Bataillon, ce qui me renvoie un temps dans les combles, tandis qu’au rez-dechaussée, ce sont des allées et venues fiévreuses d’Officiers et de Sous-Officiers rendant compte ou emportant des ordres vers les points d’appui entourant le village. La progression des Allemands est manifeste : on me demande maintenant de déclencher des tirs sur les limites mêmes du village, à la tombée de la nuit. L’exécution est lente à venir et misérable : obus après obus, comme si, là-bas, on en manquait… Certains tombent dans le village…
À un moment, ne trouvant plus au rez-de-chaussée les Officiers qui me donnaient les ordres du Bataillon, je descends au sous-sol. J’y découvre une atmosphère sinistre : à la lumière de lampes-torches, dans deux petites pièces se commandant l’une l’autre, un trop grand nombre d’Officiers se sont comme réfugiés autour du Commandant Coffinier, taciturne et immobile, et de son petit Etat-major. Ca semble tourner à vide, dans une sorte de paralysie et d’absence. Je vois remettre des messages urgents, demandant des instructions immédiates (tenir ? se replier ?) émanant de jeunes Aspirants dont je reconnais les noms et qui sont cloués dans la neige et les décombres, non loin d’ici, peut-être pour rien, avec la vie d’autres hommes entre leurs mains. Coffinier hésite. Certains messages ne reçoivent pas de réponse…
Puis deux ou trois Officiers discutent vivement. Il est question de brûler les papiers, les fanions d’unité. Luflade a malencontreusement amené à Obenheim celui, tout neuf encore, confectionné en Italie sur le dessin de Benoist, et qui a été déployé pour notre entrée dans Lyon. ll le brûle dans le petit poêle, avec d’autres. L’atmosphère est insupportable ; je remonte avec l’ordre ultime d’annoncer que les Allemands entrent dans le village et que nous coupons les communications.
Seul, dans les combles, avec ce désastreux message à essayer de faire passer
Ici Courlis, répondez ! Ici Courlis, répondez ! Ici Courlis, répondez Je mesure mon désespoir. Il est vingt et une heures vingt. Message fait, je redescends. Me voici nez à nez avec les deux jeunes Officiers du peloton de queue de l’évacuation de Boofzheim, le Lieutenant Villain et l’Aspirant Cailliau. Ils arrivent tout juste d’un point d’appui replié et ont pris toute la mesure du désastre. Casque en tête, boutonnés jusqu’au col, mitraillette chargée en travers de la poitrine, ils m’interpellent Mantoux ! Allez, on se tire ! Y a plus rien à foutre ici ! On a juste le temps ! Venez avec nous ! Allez ! Mais tout de suite ! Tout de suite ! L’évasion de l’encerclement est évidemment possible, quoique très dangereuse ; au-delà du premier cercle de feu, il y aura la traversée du canal, très certainement à la nage, dans de l’eau à zéro degré. Mais surtout, Francis n’est pas là ! Son chauffeur, Guilhem, jeune engagé d’après la Libération, vient d’être blessé et Francis, averti, est sorti il y a quelques instants pour aider à le secourir. Que faire ? La proposition de Villain, sa stature me galvanisent ; je n’ai vraiment vu la figure de cet homme à peine plus vieux que moi que dans cet instant et je ne l’oublierai jamais : il y avait là à la fois une détermination, un engagement total, et plus, une lumière. Et tout cela m’interpellait, moi qui n’avait plus que du noir devant moi, pendant que ça tirait tout autour et que je pouvais choisir. Et Villain voulait réellement que je sois de l’équipée, moi, Artilleur, étranger, quand il n’avait qu’à se tourner à droite ou à gauche pour offrir sa chance à un de ses camarades Fantassins ! J’étais touché, au plus profond, et nous nous regardions, pendant ces deux secondes, dans les yeux.
Je lui ai dit : Je ne peux pas. Je ne peux pas abandonner Rougé. Je ne sais pas où il est. Je ne peux pas le trouver en temps utile. Merci quand même. Merci beaucoup !
Aussitôt après le départ de Villain et Cailliau, j’entends un gros char s’approcher de la place de la mairie en tirant à intervalles réguliers et en manœuvrant sur ses chenilles. Je suis à ce moment en conversation fugitive avec je ne sais qui, près des deux portes battantes du hall qui se trouvent de part et d’autre d’un très gros pilier d’angle du bâtiment. Soudain, une explosion fulgurante m’enveloppe, m’assourdit et me souffle littéralement en arrière, comme une plume. Je perds L’équilibre, continue à glisser sur le carrelage pendant que l’on me passe dessus, en panique. Je me retrouve à l’entrée de l’escalier de la cave, le pouce gauche écrasé et saignant.
Le char a tiré de 20 mètres environ, au canon, mais contre le pilier d’angle qui m’a sauvé la vie. Je me relève et rejoins au sous-sol ce qui fera d’ici quelques minutes une bonne partie des Officiers du Bataillon et Luflade, qui n’a pas l’air d’en avoir bougé de la journée. Je suis sonné, mes oreilles résonnent comme des cloches ; heureusement, mes tympans ont tenu. Mais je n’ai pas encore assimilé que tout était fini. J’entends qu’on discute des moyens de négocier un cessez-lefeu. Quelqu’un est dans l’escalier, il regarde vers le haut. Il dit : Ils sont là ! Un grand silence se fait.
Nous sommes là une trentaine, resserrés dans ce petit espace à peine éclairé par un ou deux lumignons, avec des mines de tombeau et de grandes ombres aux murs.
Et ils sont partis.
Et ils sont arrivés.
**Voici le récit que Cailliau a donné de cette évasion au journal Témoignage Chrétien en avril 1945 :
Obus incendiaires. Les maisons brûlaient, les véhicules brûlaient, les uns atteints par les obus ennemis, les autres détruits par ordre… J’étais là avec un rocket-gun, avec une douzaine d’hommes, attendant le premier char au débouché. Là-dessus, le Commandant arrive et dit : ’la 1e Compagnie n’a plus de munitions, la 2e est défoncée, la 3e dispersée. Essayez de partir.. Il y avait neuf chances sur dix d’y rester. Mais au village, c’était dix sur dix. Je suis parti avec le Lieutenant Villain et son ordonnance.
Nous cherchions en vain un passage vers l’ILL. Tout était coupé. Il a fallu remonter jusqu’à Osthouse, beaucoup plus au Nord, en passant à gué plusieurs ruisseaux. Quand nous sommes arrivés aux lignes, nos vêtements trempés et glacés, étaient durs comme du carton.
Le Sergent-chef Concas, d’un autre groupe (de quatre) rescapé de son côté, déclare au même journaliste : Le soir du 10 janvier, le Commandant a vu qu’il était impossible de tenir davantage et a donné l’ordre de brûler les véhicules et le matériel. Les anti-char ont été démolis sur place. D’ailleurs, on n’avait plus rien à mettre dedans. Il s’agissait de s’en tirer individuellement. Moi et trois autres types, nous avons décidé de tenter notre chance. Malgré les ponts cassés, on a trouvé un passage au Sud et on est remonté au Nord plus tard, du côté de Kraft. On est arrivé aux lignes avant le matin par une chance inespérée… Il n’y eut que ces 7 rescapés à rejoindre les lignes. Six autres restèrent cachés vingt jours par des villageois héroïques, jusqu’à la reconquête d’Obenheim par La 2e D.B.
*REGARD SUR OBENHEIM
Les responsabilités dans ce désastre local sont complexes. Si de Lattre avait disposé de la 1e D.F.L. en décembre quand les Allemands étaient si occupés dans les Ardennes, peut-être aurait-il pu, dans un dernier effort, liquider la poche de Colmar et border le Rhin avant l’arrivée de la neige. Son front raccourci et fortifié par le fleuve aurait permis de renvoyer la 2e D.B. au Nord sans arriver à la distension du front et sans avoir à défendre, à Strasbourg, un saillant vulnérable. Mais de Lattre avait par la suite reçu l’ordre de défendre Strasbourg à tout prix. Dans un ouvrage paru sur la 1e D.F.L., un certain Général Gras a précisé que le 8 janvier, le Commandant Coffinier a demandé au Général Garbay (1e D.F.L.) l’autorisation de replier tout son Bataillon vers le Nord, sur Gerstheim. Cette autorisation lui était déjà accordée lorsque de Lattre, informé, l’a formellement retirée lui-même à Garbay, qui dût donner le contre-ordre. Et le général Gras concluait : Toute la 1e D.F.L. considérait OBENHEIM comme un revers qui aurait pu être évité, si Garbay avait été laissé libre de sa manœuvre. Son état d’esprit vis à vis du Commandement et notamment du Général de Lattre devait s’en ressentir durablement .
J’avais, sur le moment, attribué au Commandant Coffinier (que je devais beaucoup fréquenter dans les semaines suivantes !) des responsabilités qui n’étaient pas les siennes. L’homme que j’ai observé à ce moment était un homme accablé par un destin injuste.
Cette année même (1990), un de ses hommes, depuis longtemps pharmacien à Grenoble et dénommé Djian, (il s’agit de Léon Garson) qui était dans un rôle d’estafette à son État-major, m’a décrit la conduite de Coffinier et cité de ses propos dans ces terribles journées : ce sont bien jusqu’au bout ceux d’un Chef conscient, ferme et humain. J’ai été réellement heureux de pouvoir corriger, même si tardivement, l’image qui s’était formée sur le moment.
Un de mes anciens camarades de régiment, Ph. Blachais, animateur depuis une dizaine d’années de notre amicale régimentaire, m’a écrit en 1984, après avoir pris connaissance des Mémoires d’un autre camarade, dont je n’ai aucun souvenir, Reibell.
Je cite Reibell : Vendredi 12 janvier 1945 : la perte du BM 24 se confirme avec celle de Luflade et de Mantoux qui était bien le plus sympathique garçon du monde. Merci, ami Reibell inconnu…
La perte du BM 24 était celle de 760 Officiers, Sous-Officiers et hommes de troupe. Je n’ai pas pu retrouver le nombre des tués ou décédés de suites de blessures (il y en eut, hélas, trop, étant donné l’inexistence de moyens de grand secours). Je pense qu’il put y avoir 200 morts. J’ai cité d’autres chiffres sans commune mesure avec celui-là, mais c’est un chiffre dramatique pour une unité de moins de 800 hommes et en quatre jours seulement.
Et là, je peux dire : j’étais à Obenheim !
*CE QUI SE PASSAIT À CÔTÉ
Je ne peux que citer quelques faits se rapportant à mes camarades les plus proches.
**À la cinquième batterie
Souvenir de L’Adjudant-chef Lespece (retiré à Hyères) en 1985, dans une lettre adressée à moi-même.
Si mes souvenirs sont bons, quand je suis venu lors de l’attaque pour remplacer le Lieutenant Rescaniere blessé, l’Adjudant Briquet était parti à l’avance sur une position de repli à Westhouse avec le chef de la 4e pièce et celui de la 3e pièce était parti (avec sa pièce) en mission anti-char. Le Commandant Morlon m’avait envoyé d’urgence pour rameuter toute la batterie vers notre nouvelle position et c’est là que nous avons tiré jusque sur vous et par votre ordre réitéré d’Obenheim, jusqu’à la fin. Nous n’étions pas gais, gais ce dernier jour… Hélas, dirai-je que c’était le bon temps ? Ce serait atroce, mais enfin, cette camaraderie n’était pas un rêve et elle aurait pu fleurir partout !…
Nous avons eu aussi un tué : le Soldat Tallais, un nouvel engagé, magnifique et beau jeune de 20 ans. J’avais fait un peu sa connaissance. J’eus une peine réelle en apprenant sa mort en mai.
**À la quatrième batterie
En plus de Michel Faul déjà cité, un soldat, Fayolle, fut tué sur la position. Michel Faul était un engagé de 1940. Il avait fait l’Angleterre dans le premier peloton d’Artillerie et avait combattu à Bir-Hakeim. Il était devenu un ami intime de Francis Rougé. C’était un garçon de notre âge, catholique très croyant, d’une haute valeur morale. Son frère aîné, Gérard, passant les Pyrénées en 1942/43, comme moi, avait fini par rejoindre le même 2e Groupe d’Artillerie. Cette perte de son cadet, alors retrouvé depuis un an et quelque, et que sa fonction au Groupe lui donnait de voir constamment, fut certainement pour lui une épreuve extrême.
**La troisième batterie à Herbsheim
En 1975, l’Officier en second de cette Batterie, Laurent Ravix, a fait parvenir à notre ami commun Gérard Faul le récit dont j’extrais ce qui va suivre. G. Faul me l’a en effet communiqué, à son tour, en 1979, et je l’ai communiqué en 1983 à mon ami Louboutin.
Laurent Ravix, d’une famille originaire du Vercors, était, en 1940, un de ces garçons de 19-20 ans qui, lycéens, passèrent en Angleterre et furent versés dans le premier peloton des Cadets d’Artillerie. IL fut pourtant versé dès septembre 1940 dans la première Section d’Artillerie constituée dans les F.F.L., embryon du futur 1e R.A., qui embarqua pour l’expédition manquée de Dakar avec le Général de Gaulle et débarqua, en fait, au Cameroun. Il était alors simple Canonnier. À Bir – Hakeim, servant à la 3e Batterie (déjà !), il était Aspirant. Il y gagna la Croix de la Libération.
Depuis lors, il a participe à toutes les batailles du régiment ; il en était, naturellement, un des jeunes les plus prestigieux.
Lors de la bataille d’Alsace, Ravix, devenu Sous-lieutenant, dirigeait sa Batterie à Herbsheim, assisté par Serge Cany (Aspirant), tandis que son Capitaine, Rivié, était en liaison dans le village avancé de Rossfeld auprès du Bataillon BM 21, avec à ses côtés Louboutin, observateur (surtout dans le clocher !). C’était le parallèle de la situation à ma batterie, où un Lieutenant (Rascanière) commandait la batterie proprement dite (à Sand) pendant que notre Capitaine (Luflade) était auprès du P.C. du BM 24 dans le village (relativement) avancé d’Obenheim, cependant que, en parallèle avec Louboutin, j’occupais le clocher le plus avancé de ce secteur, à Boofzheim.
Ravix avait alors 22-23 ans et son adjoint, Cany, 20 ans. Je laisse la parole à Ravix
La nuit du 6 au 7 janvier est très agitée. Nos postes de guetteurs sont obligés de se replier. A partir de sept heures, le 7 janvier, la Batterie tire sur des convois et effectue des tirs d’arrêt pour permettre à nos éléments avancés de regagner des points d’appui fermés.
À sept heures du matin, des infiltrations se sont produites du côté Ouest du canal du Rhône au Rhin ; bientôt, on aperçoit des blindés au Nord-est de notre position. Nous sommes donc déjà coupés du point d’appui de gauche tenu par le BM 24.
Les chars sont au nombre de 13, du genre Tigre et Panther , c’est-à-dire tous armés de canons de 88 ou de 76,2 mm. Ils foncent sur la Batterie. L’Aspirant Cany règle sur eux lorsqu’ils sont à environ 1 000 mètres ; il s’est juché sur une grange pour mieux observer. Le tir de la première pièce ralentit leur avance, mais ils attaquent tout de même, se disposant en éventail et balayant notre position de leurs mitrailleuses et de leurs obus. Nos canons, bien enterrés, ne sont pas pour eux des cibles faciles, mais les hommes qui pourvoient aux munitions et les deux chefs de Section, sans cesse entre leurs pièces et le P.C. du Lieutenant de tir et les chefs de pièce, sont tous très exposés. Au bout d’une demi-heure, deux de nos pinces sont mises hors de combat ; nos munitions sautent en deux endroits : nous avons 5 tués, dont les deux chefs de Section, les Adjudants Huygens et Jacquet, et 15 blessés, qu’heureusement, nous pouvons évacuer immédiatement.
L’Aspirant Cany est parti à la première pièce où il pointe lui-même sur le char le plus dangereux : c’est un vrai duel, entre la pièce et l’engin. À 150 mètres, celui-ci reçoit, percutant, un obus de 105 sur son masque, mais le blindage est tel qu’il continue d’avancer et de tirer. Il ne fait pas 5 mètres qu’un nouvel obus l’atteint. Cette fois, il est bien touché : il flambe et ses occupants doivent être tués. Un nouvel obus de la première pièce atteint alors un transport de troupes semi-chenillé, qui a le même sort. Les autres chars croient le combat inégal et se replient pour se défiler à 600 ou 700 mètres. Sur La position règne un bruit d’enfer : munitions qui sautent, obus ennemis, sifflement des balles, cris des gradés, tac-tac des mitrailleuses et coups de fusils. Seuls les bazookas ont un petit sifflement timide qui contraste avec le concert. Les chars se sont éloignés, mais continuent à nous arroser de plus belle. Ils vont appuyer de leur feu une attaque d’Infanterie, véritable vague, qui ne s’arrêtera qu’à 60 mètres des pièces, dans les joncs qui bordent la rivière. Deux pièces vont tirer, le personnel valide des deux autres tire au fusil, au rocket-gun et le reste du personnel – cuisine, dépannage, bureau, etc. – sert brillamment trois mitrailleuses qui tirent sans arrêt, faisant de véritables trous dans l’attaque ennemie. Un tank-destroyer est venu nous appuyer il s’est installé sous une grange et sort de temps en temps pour envoyer quelques obus. Il en résulte un gros effet moral sur l’ennemi, qui, croyant déjà la position hérissée de canons antichars, pense, je présume, qu’elle est, de plus, farcie de blindés. D’ailleurs, nous avons continué à lui donner cette impression tout le reste du temps en déplaçant nos deux tank-destroyers sur chaque point délicat.
Ils épargnent leurs munitions, mais nous donnent un sérieux coup de main. L’attaque est stoppée et les Fantassins ennemis, en mauvaise posture, abandonnent cadavres et blessés à 60 mètres de nos positions. Le reste de la journée est relativement calme : l’Artillerie continue à nous pilonner et la maison qui me sert de P.C. a déjà reçu une vingtaine d’obus ; heureusement, elle est extrêmement robuste et les maîtres-murs constituent un véritable blockhaus pour nous abriter (elle ne s’écroulera que le 11 janvier : nous l’avions quittée).
Nous pansons nos blessures une seule pièce reste utilisable, deux sont détruites et une autre, endommagée, est évacuée le soir par le Dépannage du Groupe qui est venue la chercher et nous apporter des munitions d’Infanterie et une mitrailleuse lourde. Les communications avec l’arrière, comme avec le Capitaine Rivié qui se trouve au point d’appui de Rossfeld, s’améliorent grâce à la ténacité du Sous-lieutenant Gérard Faul, Officier de transmissions du Groupe, qui passe son temps entre son P.C. et les premières lignes. Il sera le dernier à nous apporter des nouvelles de l’arrière et à forcer le blocus pour nous ravitailler en piles, postes radio et bonnes nouvelles. Sur tous les autres secteurs du point d’appui, la journée se passe dans l’expectative et l’ennemi nous a déjà bien encerclés. On commence à perdre contact avec Rossfeld et Obenheim, où le BM 24 sera entièrement capturé. La nuit vient et avec elle, la neige, un froid intense par lequel nos hommes doivent veiller, dehors, aux armes automatiques. Dans le P.C., on passe notre temps à démonter et remonter des chargeurs de fusils-mitrailleurs gelés, on remonte une mitrailleuse en état de marche avec 2 ou 3 hors d’usage, on compte et on répartit les grenades et, avec autant de précision, les précieuses rations K ou D qui, malheureusement, ne devaient faire qu’un jour et qu’il faudra prévoir pour cinq ou six jours. On met les cigarettes en commun ; un Commando à 10 mètres des Boches nous permet de récupérer une caisse contenant une vingtaine de paquets de cigarettes américaines, c’est une aubaine !
On va s’assoupir tout habillés, car il faut être prêt à sauter à chaque instant. Nous dormons debout, tant nous sommes éreintés. Il fait nuit depuis trois ou quatre heures. Alerte ! ça bouge de l’autre côté du pont ; les Allemands ont réussi à passer, non sans pertes car la mitrailleuse du BIM, qui est à l’entrée du village, a crépité sans arrêt. Des Fantassins se replient sur le P.C. ce sont des groupes de voltigeurs où il reste de 3 à 5 hommes sur 10. Les jeunes sont désorientés ; ils ne se sont jamais battus de nuit et le feu ennemi est très dense et les cris et les chants des attaquants les démoralisent un peu. Mais les vieux (ceux qui ont eu leur baptême du feu depuis longtemps) les rassurent, leur expliquent que c’est toujours comme ça et que Les Boches ont plus une grande gueule que de grands bras. Ceux-ci avancent malgré leurs pertes, bien décidés à percer. Les voilà dans la maison immédiatement voisine : on reçoit des grenades, des coups de revolver, le combat est à la phase du corps à corps. Les premières grenades arrivent dans le P.C. qui devient intenable ; on l’évacue en ordre pour occuper la maison immédiatement voisine, et ainsi de suite… Nous combattons de maison en maison jusqu’à une solide bicoque, pas encore trop entourée et qui est stratégiquement mieux placée que les autres. L’ordre est donné de tenir coûte que coûte. Le Capitaine Roulant, commandant du point d’appui, apprenant l’abandon de la position, pousse de grands cris : Il faut, dit-il, la reprendre à tout prix. Un char des Fusiliers Marins va venir nous appuyer à gui il faut du temps pour se préparer. Les minutes nous paraissent des heures enfin le voilà, pétaradant, qui s’avance le long de la rue principale. On va le suivre : il nous ouvre un chemin sûr avec le feu de ses mitrailleuses et un projecteur. On réoccupe maison après maison, grenades à la bouche, revolvers et mitraillettes au poing, jusqu’au pont. Les Allemands ont cédé, la position est reprise, La ligne téléphonique jusqu’au P.C. du point d’appui est établie. Allo ! la position est récupérée. Nous renvoyons le char.
Il est deux heures du matin. La nuit sera tranquille ; toutefois, jusqu’au matin, on entend Les cris des Allemands, les manœuvres de leurs blindés et leur installation dans les bois, en face, et les caisses de munitions qu’ils déchargent. Ils s’installent, mais ne vont plus se frotter à notre face où ils ont été si durement reçus. Pendant trois jours, ils vont attaquer le point d’appui d’Herbsheim, causant de lourdes pertes, mais la position reste absolument intacte dans notre secteur ; on échange des coups de fusil et en liaison avec le Poste Central de tir du 2e Groupe Commandant Jonas, on leur déclenche des tirs extrêmement meurtriers (selon les renseignements d’un prisonnier).
Ce n’est que la nuit du 10 au 11 janvier, à trois heures du matin, que l’on évacuera en ordre la position, les Parachutistes du 1e Bataillon de Choc nous ayant ouvert la route de Benfeld à Herbsheim et à Rossfeld, sur une centaine de mètres de largeur et 4 kilomètres de longueur.
Cette nuit fut une sortie de Bir-Hakeim en réduction faite d’ailleurs par des vétérans de cette sortie mémorable, sous des tirs d’Artillerie et de mitrailleuses, au milieu d’incendies qui nous éclairaient sur la neige comme en plein jour. On a passé les ponts de Benfeld sur Les trois bras de l’Ill. Ils ont sauté peu après notre passage et les Allemands, à bout de souffle, décimés et découragés, s’arrêtèrent là pour reculer deux semaines plus tard, nous livrant la victoire de Colmar.
Ravix ajoutait des détails dans sa lettre à Gérard Faul ; je citerai celui-ci :
Peut-être t’ai-je déjà raconté que j’ai tué un Capitaine d’Artillerie allemand, à bout portant, avec mon vieux Lüger que j’avais récupéré en Libye. Lui a tiré aussi, avec un Colt américain de 11,45. Nous avions l’un et l’autre le pistolet appuyé sur nos ventres réciproques mon coup est parti, le sien, non. Pourtant, en examinant son colt par la suite avec Cany, nous avons constaté que la cartouche avait été percutée ; nous l’avons réintroduite dans le canon et, cette fois, le coup est parti. Cela s’est passé quand nous avons récupéré mon P.C. et quand j’ai tiré, je croyais avoir affaire à un simple voltigeur c’était la nuit. Nous nous sommes rencontrés dans une étable ; je venais d’escalader une énorme vache morte qui obstruait mon passage. L’Allemand est tombé. J’ai poursuivi ma progression dans les vergers avec Cany, derrière les chars, une fois de nouveau à l’abri dans la ferme que nous avions abandonnée.
Quelques heures plus tard, nous avons pensé que le gars n’était peut-être que blessé et que, par ce grand froid, il était humain d’aller le chercher. C’est alors que nous avons constaté son grade et sa mort. La balle qui m’était destinée a fini dans le corps de cette pauvre vache qui n’en était plus à cela près. Nous avons eu 5 tués, les deux Adjudants et trois Canonniers ; tous les chefs de pièce ont été blessés, les pointeurs également. »
Jacques MANTOUX
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