Les Français ne sauront jamais assez ce qu’ils doivent à ces soldats infatigables de la Première Division Française Libre, dont le combat est le lot quotidien et dont la victoire sera la récompense.
Après m’avoir raconté comment il avait réussi, dans la nuit du 10 au 11 janvier à s’évader de l’enfer d’Obenheim, le sergent-chef tunisien du BM 24 (24e bataillon de marche) que j’étais en train d’interroger, a brusquement changé de ton.
« Et puis, je suis allé en permission à Paris. On m’a demandé naturellement : « Et toi, de quelle armée es-tu ?. « De la première DFL – « Comment ? – « Oui, de la 1e Division Française Libre ».
Le sergent-chef devint écarlate.
Ils m’ont dit : Qu’est-ce que c’est que ça ? La 1e DFL ?
On devine que Paris aura du mal à regagner quelques échelons dans l’estime du sergent-chef. Dès le débarquement des alliés en Afrique du Nord, ce citoyen de Tunis s’est arrangé pour rejoindre les commandos anglais.
Quand les soldats à la Croix de Lorraine sont arrivés de Tripolitaine – il n’attendait que ça – il n’a pas perdu une minute pour passer sous leur drapeau. La mystique des hommes de Koenig, il l’avait déjà dans le coeur. Il avait déjà dans le coeur la légende de Kéren et de Massouah, la douloureuse bataille de Syrie. la religion de Bir Hacheim, l’orgueil des volontaires de 40. A cet héritage de gloire et de sang, sont venues s’ajouter, pour lui, la campagne d’Italie et la campagne de France – la Provence, Lyon, les Vosges, l’Alsace.
Au début de l’hiver le BM 24 a dû être « blanchi » : des volontaires accourus de toute la France ont relevé les soldats noirs incapables de supporter le froid. Les vétérans, dont notre sergent-chef. ont initié les jeunes aux dogmes et aux nies de la division. intransigeante incarnation de la tradition de 40 et, comme à Bir-Hacheim, le BM 24 a rempli dans Obenheim – 25 km au sud de Strasbourg – une mission de sacrifice.
Comme à Bir-Hacheim, le sacrifice des soldats à la Croix de Lorraine a préparé, rendu possible un retour victorieux. Mais au terme de leur résistance, les héros d’Obenheim ont été moins heureux que leurs aînés de Bir-Hacheim.
Dans le sourire des officiers de la 1e DFL qui écoutaient en même temps que moi le sergent- chef, il y avait plus d’amertume encore que dans la colère de celui-ci.
« Vous autres, journalistes, vous savez bien que votre public connaît le général Leclerc parce que sa division, soeur de la nôtre, a eu la chance de passer par Paris, et le général Delattre de Tassigny, parce qu’il commande une armée… Mais les unités, mais les hommes qui ont gagné les innombrables batailles, grandes et petites, dont la masse a fini par replacer la France à son rang de grande puissance militaire, et porté notre force sur le Rhin, qui les connaît, qui songe à leurs deuils, qui médite leur destin ? »
Je me demande en effet, si l’opinion publique a mesuré l’effort qu’une victoire difficile comme la victoire d’Alsace, a coûté à une division d’infanterie. toujours vouée aux coups durs, comme la Ie DFL.
Le 20 novembre, avant la dernière randonnée en jeep qui devait lui coûter la vie, le général Brosset adressait à ses troupes le message suivant :
« Aux officiers sous-officiers, légionnaires, matelots, sapeurs et soldats de la 1e DFL, la droite de la Ie Armée française vient d’atteindre le Rhin au sud de Mulhouse Comme en Italie, comme à Toulon les boches n’ont pas pu se rétablir sur leurs lignes de défense au nom pompeux. Dans les jours qui suivront, on compte sur vous les plus vieilles et les plus jeunes troupes de la nouvelle armée française, pour enlever Giromagny atteindre le Rhin au nord de Mulhouse ».
Giromagny était libérée le 22.
Le Ballon d’Alsace occupé le 25 en fin de journée, la 1e DFL s’emparait de Dolleren et de Rougemont ouvrait aux chars une route qui ne pouvait malheureusement être empruntée par eux. Pendant une semaine encore. la division décapitée devait progresser coûte que coûte. Au début de décembre. au bout d’une avancée de 35 km plus de 1 500 des siens avaient été mis hors de combat.
Le but fixé par le général Brosset n’avait pas encore été atteint.
Lorsque le général Garbay partit avec ses divisions pour « liquider les poches de la Gironde », on put croire que la bataille d’Alsace allait s’achever sans la DFL. Mais par un froid de -10° à -15° degrés, infligeant à son matériel fatigué une nouvelle épreuve, la division retraverse la France, revient en Alsace aussi vite qu’elle le peut, pour sauver Strasbourg.
Le 2 janvier, elle s’installe sur le Rhin et sur l’Ill, elle étire ses éléments sur 52 km.
Tout le monde est à l’avant. Les hommes des services deviennent des fantassins.
Le général décide de n’abandonner en aucune circonstance son P.C., défendu par une Cie de réparation. Le 7 au matin les chars lourds de l’ennemi, profitant du terrain gelé en profondeur se glissent le long du canal du Rhône. Malgré la supériorité de leur matériel et ’leur avantage numérique, les Allemands ne passeront pas.
Le 23, malgré sa fatigue, la DFL prendra sa revanche. Elle se lancera, avec la 3e division américaine, dans une nouvelle offensive. Elle franchira les bras de l’Ill sous le feu d’un ennemi qui est niché dans des casemates sous rondins. Dans la neige et l’eau glacée, elle prendra d’assaut, les uns après les autres, les positions qui protégent la poche de Colmar et que défendent, entre autres armes, des mines plastiques, indétéctables, couvertes par le verglas.
Le 30, une brigade enlèvera Marckolsheim. Le 1e février les fusiliers marins exécutent le dernier ordre du général Brosset. Ils arrivent devant Sasbach, au bord du Rhin.
Je me répète : la France a-t-elle rendu l’hommage qu’ils méritaient aux hommes qui ont maintenu notre drapeau en Alsace, et l’on fait flotter devant le Kaiserstuhl. Je pense à cet artilleur qui a sauvé le dernier canon de sa batterie en frappant un Tigre á mort d’un coup de bazooka.
Pierre JARRY
Correspondant de guerre pour la Radio Française et pour Radio Londres.
Publié dans le nouvel Alsacien Vendredi 4 janvier 1985
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