Les fusiliers marins en Alsace (suite)
*MARCKOLSHEIM : LE PONT À L’ABORDAGE
II fait maintenant nuit noire et à la lueur de quelques bougies je porte sur ma carte les renseignements concernant le système défensif du pont. La radio de mes deux véhicules grésille à ma porte, ce qui sans doute attire l’attention car de nombreux officiers de toutes armes entrent et s’affalent dans les coins de mon bistrot. Certains appartiennent au groupement de la 2e D.B. qui attend le passage et qui ont stoppé leurs blindés à l’entrée du village.
L’artillerie allemande nous pilonne toujours et j’entends parler de contre-attaque possible. Il règne ici une atmosphère d’insécurité totale provenant surtout du manque d’infanterie. Je suis fatigué et je donnerais beaucoup pour être quelques kilomètres plus en arrière.
Le silence un peu oppressant qui règne dans la pièce est brusquement rompu par des éclats de voix et le commandant Sarrazac qui commande un sous-groupement du Combat command Vésinet fait une entrée qui fait se dresser les endormis. (J’ai fait sa connaissance les jours derniers au carrefour 117.) Il tempête parce que nous n’avons pas su, paraît-il, nous emparer de Marckolsheim et l’honneur des marins en prend un rude coup… des propos aigres-doux s’échangent puis nous nous expliquons plus calmement.
Je fais appeler DURAND :
— Êtes-vous prêt à partir, demande Sarrazac après s’être fait expliquer la première reconnaissance ?
— Bien sûr, si on me donne de l’infanterie.
— Vous l’aurez, je m’en charge.
Et après m’avoir rappelé l’importance qu’il y a pour nous à s’emparer cette nuit du passage de Marckolsheim, SARRAZAC, calmé, disparaît à la recherche des fantassins. Mes officiers sont tous là et je monte rapidement l’opération après m’être mis en communication avec le RC. régiment qui me confirme que je travaille au profit de la 2e D.B.
Dans une telle opération de nuit les problèmes tactiques sont réduits à leur plus simple expression et je suis d’avis de tenter le coup au culot. J’ai toujours la hantise de voir sauter le pont au dernier moment. L’ennemi est maintenant sur ses gardes, il faudra donc faire vite, aussi pas de progression à pied… le bruit des véhicules se confondra peut-être avec la canonnade allemande… en risquant quelques types décidés on peut espérer passer de l’autre côté avant que les Allemands n’aient réalisé.
C’est sur cette base que je donne mes ordres :
— CHATEL, faites préparer les scout-cars nécessaires au transport des biffins qui vont arriver ; ils colleront au plus près des véhicules de DURAND qui devra foncer jusqu’à l’entrée du pont où il débarquera une douzaine de fusiliers marins, choisis et emmenés par LEGAGNEUX qui aura mission de frayer un passage à nos voitures pendant que l’infanterie descendue sur la berge s’occupera des tireurs de Panzerfaust et des tireurs d’élite embusqués dans les maisons. De plus, je vais demander l’appui de nos camarades du 8e chasseurs qui avec leurs T.D. prendront à partie blockhaus et retranchements.
— DURAND, fais l’impossible pour enlever ça… ne t’occupe pas des fantassins, ce sera le boulot de CHATEL qui devra coordonner leur action avec la tienne et qui me tiendra au courant par radio… si nécessaire, j’arriverai avec le restant de l’escadron, partez le plus rapidement possible et priez le Bon Dieu que le pont ne vous saute pas à la gueule.
Je convoque ensuite le second maître fusilier LEGAGNEUX, un rescapé de 40 qui a participé à tous les combats… mon meilleur baroudeur, d’une bravoure inégalable et reconnu par tous. Spécialiste des coups de main, ses connaissances et son sens du terrain lui ont toujours permis de se tirer des pires aventures ; il abomine les boches pour qui il est sans pitié.
— MARIUS, un coup dur qui te plaira… Tu as un pont à prendre à l’abordage… Choisis une douzaine d’hommes dans le deuxième peloton… Tu embarqueras dans le half-track de TRIPODI qui sera en pointe… Va te mettre aux ordres de M. DURAND. .. Au revoir.
Je lui serre la main en pensant que c’est peut-être pour la dernière fois car il ne reculera pas et il sait qu’il a souvent risqué sa peau pour des objectifs de moindre importance.
Je rends compte au Pacha puis je sors pour activer si nécessaire les préparatifs. Le village s’est animé. DURAND et CHATEL expliquent la mission aux marins qui prennent place dans les véhicules… les bandes de mitrailleuses sont déjà engagées… les moteurs ronflent… c’est le branlebas de combat habituel et tout s’exécute avec rapidité et précision sinon sans quelques jurons.
Les fantassins du BM 21, qui arrivent et s’empilent dans les scout-cars , témoignent leur satisfaction en apprenant que lorsqu’ils seront débarqués à proximité du pont leur progression sera couverte par le feu des trois ou quatre mitrailleuses de chaque véhicule.
L’aspirant qui les commande se fait briefer par CHATEL .
Le half-track de TRIPODI vient se mettre en tête du convoi, c’est lui qui doit débarquer l’équipe LEGAGNEUX aux abords immédiats de l’objectif, le couvrir de son feu puis passer son engin de l’autre côté en suivant la progression des marins.
C’est l’action conjuguée de ces deux seconds maîtres qui sera prépondérante pour le succès de l’opération. J’estime qu’il y a cinq chances sur dix pour que le pont saute au moment où ils s’engageront dessus en admettant même que les boches les laissent arriver jusque-là. Mais le jeu en vaut la chandelle et je fais confiance en l’esprit de décision (et à la chance) de ces deux officiers mariniers dont les qualités particulières se complètent :
Marius LEGAGNEUX Marseillais pur-sang, est froid comme un Lyonnais. TRIPODI qui a vu le jour dans la banlieue lyonnaise est exubérant comme un Marseillais. LEGAGNEUX est apte à tous les combats mais se distingue particulièrement dans les patrouilles qui vont jusqu’au corps à corps, tandis que TRIPODI qui a l’habitude de caracoler en tête de son peloton lorsque les Jeep ont levé le gibier se sent très fort et invulnérable avec son engin qu’il manie à la perfection. Lorsqu’il est au contact ses mitrailleuses débitent des balles par milliers et le plus fort c’est qu’il n’est jamais à court de munitions.
Des ombres mouvantes et des bruits de chenilles attirent mon attention, je m’approche pour constater que ce sont les chars de Sarrazac qui débouchent doucement, je reconnais parmi eux des T.D. du R.B.F.M. (1) . Cette nuit, pour la première fois, les marins de Leclerc vont coopérer avec ceux de la 1e DFL. pour la conquête d’un même objectif. Je fais signe à l’élément de tête de ne plus avancer et un jeune officier qui en descend me dit qu’ils fonceront sur Marckolsheim aussitôt que nous nous serons rendus maîtres du pont. Cet officier manifeste son impatience de telle façon qu’il me vient à l’esprit que mon unité – en général – et moi en particulier, n’auront guère la cote auprès de tous ces gars-là si l’opération échoue.
PALAVAS (2) m’annonce que tout est OK et il démarre suivi des biffins de CHATEL qui a pris la forteresse (3) de JESTIN en couverture du convoi. À 100 mètres derrière vient le peloton de T.D. du lieutenant AYOUN du 8e chasseurs. Je saute dans ma Jeep et je les accompagne jusqu’à la sortie du patelin, puis le dernier engin disparu dans la nuit, je rentre rapidement à mon P.C. pour suivre les événements à la radio. Dans le village les enseignes de vaisseau DIEUDONNE et BURES rassemblent le restant de l’escadron et se tiennent prêts à intervenir.
Suivons CHATEL et DURAND dans l’exécution de leur mission.
Le convoi progresse lentement, la neige étouffe un peu les bruits des chenilles et des moteurs, l’artillerie allemande en position de l’autre côté du Rhin tire sporadiquement et pour une fois les marins bénissent ce tir qui camoufle leur avance. Les hommes sont silencieux et inquiets, ils accomplissent là un travail qui ne leur est pas habituel, ce n’est pas une mission de reconnaissance ronchonne un chef de voiture qui se souvient des leçons reçues à Bou-Ficha (pourtant le général BROSSET nous employait à toutes les sauces), mais leur état d’esprit se comprend, ils sont las et cette grande plaine uniformément blanche les affole un peu. Il y a trop de silence et il leur semble que des milliers d’yeux invisibles, les guettent et ils en viennent à souhaiter le feu ennemi car ils savent qu’alors ils seront débarrassés de cette peur obscure qui fait taper le cœur dans la poitrine et trembler les doigts qui étreignent l’arme individuelle ou la poignée de la mitrailleuse. Que le feu se déclenche, que le boche se montre et alors le combattant de Lybie et d’Italie retrouvera aussitôt toute sa lucidité de baroudeur aguerri.
En tête on s’affaire dans le half-track de Tripoli que BERGOT pilote le plus silencieusement possible. LEGAGNEUX donne ses dernières instructions à son équipe d’assaut, sur chaque aile deux hommes sont prêts à bondir, d’autres s’accrochent sur les marchepieds pour dégager le champ de tir des mitrailleuses, ils sont tous armés de la mitraillette Thomson et tout autour de leur ceinturon des grenades sont accrochées.
Les mitrailleuses du véhicule sont pointées et l’équipage a disposé des caisses de grenades sur les banquettes. Durand qui suit à 10 mètres braque ses jumelles sur le pont pendant que CHATEL assis sur le capot du scout-car suivant se tient prêt à entraîner sa piétaille.
— Attention, chuchotte PALAVAS à la radio, je vois le pont… et tout à coup c’est l’alerte … c’est la délivrance… deux coups de feu claquent… un bruit de galopade… des appels en allemand.
— En avant, crie TRIPODI à son chauffeur au moment où celui-ci écrasant son accélérateur fait franchir les dernier 100 mètres à son véhicule qu’il stoppe net devant la première chicane au moment même où deux coups de Panzer-faust bien ajustés explosent tout près en bordure du fossé.
Les cinq half-tracks et scout-cars avec leurs 17 mitraillettes réunies ouvrent un feu d’enfer dont une bonne partie rase la tête de LEGAGNEUX et de ses hommes qui déjà sont au contact et foncent sur des ombres qui arrivent, les boches qui devaient dormir commencent à tirer des fenêtres des maisons ce qui attire la riposte de nos 7,62.
En avant une mêlée confuse s’est engagée… l’équipe de choc progressant assez rapidement parmi les obstacles nombreux éparpillés sur le pont vide ses chargeurs sur tout ce qui bouge. LEGAGNEUX se trouve tout à coup nez à nez avec un boche qui l’ajuste au revolver ; tous deux tirent ensemble et tous deux s’écroulent : l’Allemand est haché par la rafale de mitraillette tandis que MARIUS qu’on emporte dit à DURAND qu’il a une balle en pleine poitrine (4) .
TRIPODI qui sans même attendre que le pont soit reconnu, y a déjà engagé son half-track, prend le commandement et dirige aussitôt son effort vers le blockhaus dont le feu ne permet plus la progression des véhicules pendant que son équipage balance sans arrêt des grenades sur les boches qui grouillent en dessous en bordure de la berge.
— Attention, hurle soudain LACROIX, ils mettent un canon en batterie dans le jardin à droite du pont.. .
SLAMBROUCK qui a entendu y dirige aussitôt le feu de sa mitrailleuse bientôt imité par FLANDIN, BORDEL et DEPERT . Autour du canon de 75 (qui tout à ’heure sera capturé intact) des boches s’écroulent et d’autres s’enfuient.
CHATEL , qui a fait mettre pied à terre à son infanterie dès les premiers coups de feu, est durement engagé et une section qui s’est aventurée dans un champ de mines subit des pertes assez sévères.
DURAND, qui fait avancer son véhicule à la suite de celui de TRIPODI, vient avec sa 12,7 de mettre le feu dans le grenier d’une maison ; elle va flamber toute la nuit éclairant le passage. Comme il a peur de voir le pont sauter, il hurle à la radio d’accélérer en tête… mais ce n’est pas commode et TRIPODI suivi de ISTRE, THOME, KLEIN, CHAIX et Cie bagarre dur avec son blockhaus et réussit enfin à y glisser une grenade au phosphore ce qui en fait sortir les occupants qui engagent le combat soutenus par un groupe qui arrive en courant. ISTRE tombe, un sapeur est tué et l’autre blessé après avoir terminé la reconnaissance du pont… mais bien appuyé par le tir de ses mitrailleuses, TRIPODI progresse toujours et se débarrasse des quelques boches survivants du blockhaus.
Et puis voilà du renfort… c’est le lieutenant AYOUN du 8e chasseurs, qui ayant réussi à placer ses T.D., ouvre le feu sur les maisons et pilonne les bords de la berge… d’autres incendies s’allument aussitôt qui vont faciliter le sauvetage de nos blessés tombés dans le champ de mines. BERGOT vient de culbuter la dernière à la sortie du pont lorsque TRIPOLI est de nouveau engagé au moment où il se croyait vainqueur. C’est aussitôt un tourbillonnement de silhouettes hurlantes d’où jaillissent des appels et des insultes, des plaintes et des cris de douleur… la mêlée est générale mais les Thomson dominent facilement les Mauser et les boches écrasés par le feu plus que par le nombre faiblissent nettement partout.
En dessous du pont, nos gars du B.M.21 bordent le canal et tirent sur les boches qui veulent franchir le remblai… d’autres avec CHATEL et un officier d’infanterie arrivent au secours de TRIPODI au moment où celui-ci se trouvant tout à coup en présence de deux Allemands a été sauvé par la rafale de FLANDIN qui avait déjà ajusté les silhouettes blanches. Nos véhicules, suivis des T.D., passent le pont et se placent en défensive – deux T.D. du R.B.F.M. qui suivent la forteresse de JESTIN ouvrent le feu sur les boches qui fuient en direction de Marckolsheim.
Les fantassins vont maintenant nettoyer les maisons pendant que le feu décroît progressivement… des boches se rendent, d’autres essaient de se sauver et rampent dans un petit chemin en direction d’un lavoir ; la neige fondue fait apparaître leurs silhouettes blanches ; l’endroit avait dû être repéré par les T.D. car aussitôt quelques obus explosifs tapent dans le tas et des morceaux de cagoules voltigent drôlement et retombent sur les cadavres mutilés qu’ils vont recouvrir comme d’un linceul.
— Allô Astuce ? Ici PALAVAS mission accomplie… pont intact.
J’arrive aussitôt avec le restant de l’escadron suivi des blindés de Sarrazac qui, avec un bruit de tonnerre, s’engouffrent dans Marckolsheim qu’ils vont nettoyer en quelques heures de combat.
Cette après-midi, continuant sur notre lancée, nous nous emparerons d’Artzenheim, appuyés, par les chars de Buis et de Galley et ce soir nous cracherons dans le Rhin.
Demain, au petit jour, nous serons dépassés par l’infanterie de la 3e D.I.U.S. du général O’Daniel, qui, franchissant le canal du Rhône au Rhin à notre hauteur, va se déployer face au Sud et descendre sur Brisach.
Les engagements de Marckolsheim et d’Artzenheim permirent la capture de 350 prisonniers. De plus, il fut trouvé, sur le cadavre d’un officier de l’état-major de la 198e division allemande des documents qui, acheminés aussitôt sur le QG du général de Lattre, s’avérèrent de première importance pour la prise de Brisach.
« ASTUCE » COLMAY
commandant le 2e escadron du 1e RFM
Revue de la France Libre N°71 – Septembre – Octobre 1954
Notes
(1) Tanks destroyers du régiment blindé de fusiliers marins de la 2e DB
(2) Indicatif radio du peloton Durand.
(3) Half-track avec tourelle armée de deux 12,7 et deux 7,62.
(4) En réalité, la balle ricocha sur une poignée de médailles qu’il portait suspendues au cou, et lui occasionna un énorme bleu. Un an plus tard, et presque jour pour jour, il sera tué net d’une balle en pleine poitrine, à Tan-Huyen (Cochinchine).
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