JORF du 03-11-46 – Décret du 10 octobre 46 portant nomination dans l’ordre national de la Legion d’honneur ; Au grade de chevalier.
GUAFFI (Marcel), maître fusilier, mle 1675 C 34 : Volontaire de juin 1940. Un des plus magnifique guerriers du 1e régiment de fusiliers-marins. S’est illustré en maints combats, en Afrique et en Europe, présent là où la lutte était acharnée. Compagnon de la Libération. Médaille militaire. Quatre fois cité. A bien mérité de la Patrie.
*COGNAC ? NON. PANZERS ?
La bataille de rupture du Garigliano est terminée. Le 12 mai (1944) au soir le terrain est nettoyé et occupé sur deux kilomètres de profondeur. Les chars en état de marche sont regroupés et restent sur place sous la protection de l’infanterie.
Malgré notre avance, nous ne sommes pas arrivés à la hauteur des chars de SANTOS et de TARTU. Ce n’est qu’à la nuit que peu à peu des équipages rejoignent. Ils arrivent exténués, couverts de sang et de boue, leurs habits déchirés, ramenant leurs blessés.
Ce n’est que le lendemain, au milieu de la journée, que le second maître GUAFFI revient, blessé, armé d’une mitraillette allemande et escortant deux prisonniers qui transportent un blessé nord-africain.
Il nous raconte son histoire : elle nous permet avec celles de SANTOS, TARTU et autres de reconstituer le tableau complet de cette journée de combat.
II y avait deux heures, raconte GUAFFI, que mon char était hors d’action. La brume qui nous avait protégés jusque-là commence à se dissiper et les Fritz deviennent de plus en plus menaçants. Je vois de temps en temps leurs casques émerger des hautes herbes. Je tire alors une rafale qui les fait plonger aussitôt. Mon chauffeur, RIVIERE, qui est monté sur le char pour prendre des munitions, tombe, gravement blessé. Il souffre terriblement : à boire, je vais crever. A ce moment, ma mitraillette s’enraye. La mitrailleuse se bloque à son tour, des balles sifflent de toutes les directions. Des mortiers nous encadrent. L’aide-chauffeur, qui est un petit gars de dix-neuf ans qui a quitté ses études pour venir bouffer du boche, se dépense comme pas un, soignant les blessés et faisant des cartons sur les Frizous.
Aïe, c’est mon tour. Une balle dans le bras vient m’avertir qu’il est malsain de rester debout. Tout ça est bien mal engagé : ça sent le roussi. Les chars sont devant et je pars chercher des renforts. Il ne faut pas qu’ ils aient notre machine.
Je commence à ramper mieux que je ne l’ai jamais fait à l’école des sacos . Je ne sens pas ma blessure, mais j’ai la fièvre et je suce l’étoffe de mon blouson, trempé par l’humidité des herbes.
Je dois être repéré, car les mortiers semblent tirer comme à l’exercice. Mon Dieu ! que d’honneur pour moi seul !
Je suis sur la bonne piste. Voilà le char de FREMAUX , presque à la verticale, le nez dans un trou splendide, puis celui de mon chef de peloton, SANTOS , complètement renversé dans un large ruisseau, puis un autre, celui de TARTU , qui flambe, puis un quatrième…
Essouflé, la langue pendante, j’observe, en retenant ma respiration. Des voix… je suis sauvé. Hélas ! Ce sont des casques allemands qui apparaissent… un, puis deux… puis trois… Je m’aplatis… pourvu qu’ils ne m’aient pas aperçu. Mon cœur bat tellement fort qu’ils doivent l’entendre. Puis c’est le bruit d’une giclée 4e balles passant au-dessus de ma tête, bien près, trop près à mon gré. Je me déplace lentement… une autre rafale arrive qui arrache des morceaux de terre.
Chic ! Voilà un Fritz devant moi, à dix mètres à peine, il cherche des yeux l’endroit que je viens de quitter. J’essaye de sorti mon colt, mais c’est bien difficile de la main gauche. J’y suis enfin. Je tire… pan… pan, pan, pan… quatre coups viennent partir… un cri… des rafales qui fauchent les herbes puis de veaux cris. Ils m’ont vu.
Mon revolver est vide. Je vais mourir. Je revois en un éclair ma famille, mes camarades, mon petit pays de Champagne, Eux sont là mitraillettes au poing. Komme, Schnell. Mes oreilles bourdonnent. Je suis prisonnier.
Comme ils doivent être heureux… Ah, les Franzosen qui attaquent et ce sont eux qui sont pris ! Ils ne me fouillent pas immédiatement car notre artillerie redevient méchante et il leur faut se mettre à l’abri. Bien encadré, j’arrive après une marche pénible dans un abri défiant tout bombardement. On me prend ma montre, mais on me laisse mon portefeuille avec tout l’argent qu’il contient. Sans doute se réservent-ils pour plus tard. Je proteste : On ne doit pas piller les prisonniers ; chez nous, Français, c’est puni de mort. (tu parles !)
Arrive un lieutenant, du moins à ce qu’il me semble, qui commence à m’interroger dans un anglais très correct :
— English soldier ?
— Nein, Français.
Mais ma blessure m’élance, j’ai soif. Je fais le geste de boire.
— Wasser ?
C’est d’abord un grand verre d’eau glacée, bu d’un trait. Vient ensuite un cognac… puis un autre (cela lui déliera la langue !).
L’officier reprend en deux langues : italien et anglais. ïl m’interroge en parlant devant le micro du téléphone. Son interlocuteur est certainement une grosse légume car chaque fois qu’il prononce les mots de von X…, il se lève et se met au garde-à-vous. (Je souris discrètement.)
— Cognac ?
— Infanterie ?
— Non, Panzer (ici son œil s’illumine. Il pense que le cognac commence à produire son effet).
— Fonctions ?
— Canonnier (c’est moins compromettant que chef de char).
— Quelle sorte de char ?
— Sherman (mon petit char léger M3 doit se gonfler d’orgueil là-bas, dans la vase ! ).
Encore une pause :
— Cognac ?
Puis doucement :
— Combien Panzer ?
J’explique qu’il m’est impossible de dévoiler ces secrets. Dix longues minutes passent… il boit, je bois… Cigarette ?… puis, d’un geste bon enfant, me versant une nouvelle rasade :
— Combien Panzer ?
Ma foi, je suis touché par sa gentillesse. Je vais trahir mon pays… Tant pis !
— Trois divisions.
Il fait un calcul rapide. Trois divisions à 400 chars, 1 200 chars qui vont s’engouffrer dans cet étroit passage… Je pense à nos 17 petits chars qui sont déjà hors de combat.
Re-téléphone… Cette fois-ci cela devient sérieux. Les voix enflent dans l’abri. Ce n’est plus moi qui suis assailli de questions, mais le lieutenant.
Il déplie la carte et me fait signe d’approcher. Un point rouge sur la carte, c’est là où nous sommes. Je regarde. C’est toujours utile de savoir où l’on est.
— Combien divisions infanterie ?
Une petite moue, un vague geste de protestation, un regard vers le verre de cognac… Tout le monde rit, décidément le Français aime ça !
Rira bien qui rira le dernier. Je re-re-re-bois ; je pousse un léger soupir et je lâche dans un souffle :
— Huit.
Mon Dieu, que de sifflements pour accueillir ce simple petit chiffre ! Alors les questions se pressent :
— Noirs ?
— Oui.
— Nord-Africains ?
— Oui.
La voix là-bas interroge plus inquiète, plus rapide. Pour finir, je lâche :
— Tabors.
Non, décidément, ce cochon de Français démoralise tout le monde. Des ordres se succèdent, des gestes.
— Jeder auf seinem Platz.
— Achtung, Achtung… la radio nazille, crépite, lance des ordres.
— Tout le monde aux postes de combat.
Un sifflement… deux… La terre tremble.
C’est notre artillerie qui tire.
Puis un grondement.
— Achtung, Achtung, Alarm, Flugzeuge… Flugzeuge.
Un autre vrombissement, d’autres explosions. Leur peur me réjouit (bien que je ne sois pas très rassuré moi-même).
La nuit tombe, je me demande ce qu’ils vont faire de moi.
L’abri est divisé en deux parties. Dans la première qui sert de P.C., sont disposés les postes de radio, émetteurs et récepteurs, sept en tout, au fond. Dans la deuxième partie, une cloison de planches, des couchettes superposées, des draps, des édredons, des couvertures.
Un gosse italien arrive porteur d’une pile de draps sous laquelle sa tête disparaît. Consciencieusement, il refait les lits (huit, si j’ai bonne mémoire). Cela fleure bon la lessive, le linge propre, frais.
Tout content, il se tourne vers le lieutenant.
— Per paciere, signor officiale, cinquanta lira.
Un coup de pied au cul vient punir cet imprudent.
A peine le lit vient-il d’être refait qu’un colosse aryen superbe, aux pieds chaussés au moins de 48, se jette, tout crotté et boueux sur le lit propre. Je me souviendrai longtemps de cette pauvre figure de gosse.
L’infirmier vient de refaire mon pansement. Je lui fais comprendre dans mon jargon que je tombe de sommeil. Lui, m’explique qu’il ne faut pas que je dorme où je suis, c’est la place du commandant. Ma foi, je peux rester là pour le moment puisqu’il n’y a personne. Je m’endors. De temps en temps, je me réveille. Il n’y a que quelques Fritz dans l’abri. Veille-radio, fusils, masques, mitraillettes sont parés.
Au milieu de la nuit, je rouvre les yeux et, dans la pénombre, je vois à mes côtés le lieutenant qui commande le P.C.
Il ronfle. Comme j’ai froid et qu’il a toutes les couvertures, je tire, centimètre par centimètre, celle qui est par-dessus les autres.
— Eh ! Kamarad ! Gesten Morgen…
Quel réveil ! J’étais à cent lieues de penser à ces cocos. On me sert une tasse de café erzatz, une tartine de pain beurré.
Quelle heure est-il ?… Oh ! c’est vrai, ma montre m’a été piquée hier.
Le jeune lieutenant est parti, celui qui le remplace a le genre territorial 14-18 de chez nous.
Il a l’air très brave type. Ne pose aucune question. Il est fatigué, dégoûté. Ses traits sont très tirés. Sans doute a-t-il passé une mauvaise nuit : Pensez donc ! trois divisions de Panzers, huit divisions de biffe, non, la guerre n’est vraiment plus drôle.
Il me faut ma montre. Je lui explique qu’on me l’a prise…Qui ? … Le caporal qui est dans le coin et qui se fait immédiatement engueuler. Ma montre me revient. Sans rancune, le caporal m’offre une cigarette.
Le lieutenant se fait à peu près comprendre en français et il me demande d’où je suis. Puis, doucement, la conversation s’oriente sur la France.
— Pétain ! Pas bon pour la France. Nous avons beaucoup d’admiration pour vous, car bien que tout soit perdu, vous continuez à vous battre (sic). Nous, voyez-vous, nous serons toujours les meilleurs du monde, mais nous n’avons rien, plus d’aviation, plus d’artillerie (re-sic).
A ce moment précis, un vrombissement ébranle l’air, suivi immédiatement de rafales. Notre aviation bombarde et mitraille. En une seconde, l’abri est rempli.
Le micro parle sans cesse, transmettant des ordres. jaah , jaah . Tiens ! Pourquoi ce jaah ? J’interroge tant bien que mal l’un d’entre eux, dont le front ruisselle de sueur.
— Autrichiens nous, pas Allemands.
Un petit jeune me dit :
— Bientôt vous allez travailler pour la Grande Allemagne.
Je ne réponds pas. Pourquoi le contrarier ?
Onze heures. Achtung, Achtung… Alarm, Infanterie beschiesst, infanterie beschiesst… Achtung. Attention, attaque d’infanterie…
Ces mots me laissent rêveur. En un clin d’œil, tout le monde a quitté l’abri. Grenades, sacs, fusils, tout a disparu. Seul reste le lit du P.C. Que vont-ils faire de moi ? Peu après, un violent bombardement se déclenche et de nouveau le poste se remplit de soldats allemands blessés.
L’un d’eux s’approche et me dit doucement, avec des larmes dans la voix :
— Mein Kamarad… Kaput.
Le bruit continue, assourdissant. Ce ne sont qu’allées et venues dans le P.C. transformé en poste de secours. Puis, brusquement, sur un achtung plus retentissant que les autres, des brancardiers arrivent, chargent tout le monde et s’en vont aussi vite qu’ils étaient venus. Je reste seul. Oui, seul. Pas pour longtemps. Un Fritz rentre précipitamment et je comprends, d’après sa mimique très expressive, qu’il tient absolument à ce que je le suive.
— Nein, nein.
Je lui montre que je suis tête nue et réclame mon casque anglais qu’ils m’ont pris comme trophée. Kaput , me dit-il. Dans ce cas, je reste ici. Komme — Nein . Cette discussion entre gardien et prisonnier est assez comique. D’ailleurs le gardien est assez satisfait d’être à l’abri car les mortiers et l’artillerie tombent dehors sans discontinuer.
Dans un abri voisin, il y a un soldat du 22e bataillon nord-africain qui est blessé au pied. Il est gardé par deux jeunes qui le laissent tranquille puisqu’il ne peut pas marcher. Je les ai vus en allant aux w.-c. il y a quelque minutes.
Accalmie. Mon gardien me prend par la manche et me tire hors du trou. Zut ! C’est moche. Je vais recevoir des obus des camarades de l’artillerie…
Plac… boum… et pan et pan… Une dégelée de mortiers. Ah ! Mais alors, quelque chose de tapé !… Je me suis jeté à plat ventre. Mon gardien aussi. Lui rampe vers un abri et a laissé tomber sa mitraillette toute approvisionnée. Quelle aubaine ! Je rampe. La voilà. A nous deux. C’est à mon tour de ramper vers lui. Ça y est, je le touche presque. Je lui mets le canon dans les côtes. Je lui indique l’endroit où est notre blessé. Il pâlit… Un bond… puis deux.
Nous y sommes. Il n’y a plus qu’un garde qui ne fait pas d’histoires et pose son arme que je donne immédiatement à notre Nord-Africain.
Je connais la suite. Nous retournons dans la soirée voir le char de GOERE et son canon de 88 et surtout rechercher son béret de char et son insigne d’argent qui sont enfouis dans la boue, à l’endroit où il a fait le mort.
Extrait de « A bras le cœur » de Roger BARBEROT. Editions Laffont
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