*BAROUD EN SYRIE
En hommage à la mémoire du docteur Paul Moynet, décédé en 1955, la Revue de la France Libre a reproduit certains passages de sa brochure La Marche à l’Étoile qui fut publiée au lendemain de la campagne de Syrie.
** Veillée d’armes en Terre Sainte
Pour la première fois, voici rassemblée à Qastina, au sud de Tel-Aviv, l’armée des Français Libres ; elle a bien belle gueule.
Fixons-en les traits.
Le général LEGENTILHOMME est à sa tête ; on sait qu’il est l’un des premiers officiers généraux qui se soit rangé aux côtés du Grand Charles.
C’est un homme de taille moyenne avec des yeux clairs, une courte moustache blonde, une taille cambrée. Il est très affable et passablement original. N’a-t-il pas ressuscité les insignes de grade de la bonne vieille armée coloniale, celle de Faidherbe et de Galliéni. Sur ses pattes d’épaules miroitent trois étoiles et six galons d’or. C’est un soleil printanier.
Son chef d’état-major deviendra bientôt le général KOENIG. Un mètre quatre-vingts au-dessus du niveau de la mer, un regard terriblement ironique, c’est une des illustrations de la Légion étrangère. Sa présence à notre tête donne le ton de notre armée.
Deux lieutenants-colonels commandent les deux brigades, le colonel CAZAUD la première, qui groupe le 1e Bataillon de Marche de Tirailleurs du commandant DELANGE ; le bataillon GARBAY, de retour de Keren et de Massaouah ; enfin, le bataillon de la Légion étrangère du commandant Prince AMILAKVARI.
Le colonel GENIN dirige la deuxième brigade. Il arrive de France, où il appartenait au 2e bureau. Il est bourré d’anecdotes sur l’incompréhension du G.Q.G. français. Il s’est vainement évertué pendant des lustres à faire entendre des sourds, à dessiller des yeux aveugles. Il veut se battre et met toutes ses capacités au service de notre cause (1).
Les fusiliers marins constituent une formation à part commandée par le capitaine de corvette DETROYAT (2) ; ainsi que le Bataillon d’Infanterie de Marine sous les ordres du commandant de CHEVIGNE (3).
La cavalerie semble indépendante. Les armes dites servantes, artillerie, chars, aviation se débrouillent de leur côté.
M. l’intendant BOUTON nous ravitaille. Nous le surnommons la Rosé … la Rosé en bouton comme de juste.
Le médecin-commandant LOTTE commande le Service de santé divisionnaire, le docteur VIALARD-GOUDOU l’assiste avec le docteur VERNIER.
Nos aumôniers, le père HOUCHET, le père HIRLEMANN, le père LACOIN, le père ROUILLE, manifestent un dynamisme incontestable et tout va pour le mieux dans le meilleur et le plus sympathique des mondes.
** Objectif : Damas
La décision ayant été prise en haut lieu de pénétrer en Syrie, le 7 juin 1941, à 16 heures, le 1e bataillon de marche en tête de la 1e D.F.L. , est installé dans ses camions, les moteurs ronflent et, le sourire aux lèvres, par une belle journée ensoleillée, il s’ébranle en direction du ce grand pays qu’il s’agit de conserver à la France.
Nous contournons le lac de Tibériade, coupons par la Transjordanie et nous nous dirigeons vers la Syrie.
Des chants s’élèvent de tous les camions. Les tirailleurs rient comme des gosses. Des cars énormes et brinquebalants ont été réquisitionnés à Jérusalem, de vrais et authentiques cars de noces. Il ne manque à la fête que les flons-flons du trombone à coulisse.
Des coquelicots parsèment les champs de blé – image d’Epinal.
Il paraît que là-bas, des petites filles nous attendent avec des bouquets de fleurs.
Des municipalités en redingote vont nous apporter sur un plateau d’argent, les clés de leur bonne ville. Damas a pavoisé. Il ne s’agit que d’une simple promenade militaire.
A vrai dire, plusieurs d’entre nous se méfient quand même et restent sceptiques. Mais ce sont toujours les mêmes, ceux qui se prétendent bien informés, les empêcheurs de rigoler en rond.
On balaye d’un geste leurs avertissements défaitistes. Et du reste, si les Autres font les imbéciles, on règlera leur compte en cinq sets.
Le 8 juin, à 8h15, on est à Idlib, dernier village transjordanien avant la frontière. On s’arrête, les nouvelles commencent à arriver.
Il y a quelques heures, nos parlementaires, parmi lesquels le capitaine GARBIT, du 3e bataillon de Marche (mort à l’hôpital de damas, le 8 décembre 1941) et le médecin capitaine MAURIN, se sont présentés aux avant-postes vichystes.
Dans une main, le drapeau français ; dans l’autre, un fanion blanc. Les soldats du général Dentz , dès qu’ils les ont aperçus, ont tiré sur eux sans les laisser approcher à portée de voix.
Il parait que ce matin de borne heure, les troupes hindoues qui nous appuient, ont franchi la frontière accueillies par une vive fusillade, elles ont attaqué en direction de Cheikh Meskine. Elles ont percé les lignes de défense avancées adverses et progressent actuellement vers cette agglomération, tandis que devant nous le bataillon d’infanterie de marine, avec les fusiliers marins et des éléments de la Légion étrangère piquent vers Deraa, le poste frontière
Dans la nuit, le commandant de CHEVIGNE et ses marsouins opèrent un mouvement tournant par la droite et obligent la garnison de Cheikh Meskine à reculer. Quelques prisonniers et des automitrailleuses restent entre leurs mains… La première ligne de défense de l’adversaire est finalement enfoncée.
Le 9 juin, le capitaine de BOISSOUDY reçoit l’ordre de reprendre la progression vers la seconde seconde ligne adverse située à quelques 100 kilomètres plus au Nord, à 3 ou 4 lieues de Damas.
… sur la route filent des motos pétaradantes et, autour d’elles, des Bédouins feignant l’indifférence poussent dans les champs leurs troupeaux de moutons à grosses queues. Après tant d’années passées dans le sable, dans la brousse ou la grande forêt équatoriale, on se sent attendri par ce doux paysage fleuri : le claquement des coups de feu n’arrive pas à créer l’ambiance de la guerre. Il semble qu’on soit aux grandes manœuvres.
Sur le seuil d’une masure, vers Ezraa, le général LEGENTILHOMME a des gestes d’amitié et, le haut colonel KOENIG sourit. N’y aurait-il vraiment qu’un rideau de troupes vichystes ? L’aurions-nous déjà crevé (4) ?
… Soudain une rafale d’obus s’abat sur notre tête de colonne, nous jaillissons des voitures pour nous abriter. Que se passe-t-il ?
Simplement que nous sommes arrivés en vue de Kissoue, un gros village fortifié à cheval sur l’Aouadj. Il barre la route ; il va falloir le prendre pour passer. On attend les ordres sur place.
Nuit très calme, lumineuse et froide.
Le 10 juin, dès le premier accrochage, le docteur COUPIGNY est blessé, mais le sergent-chef LEMIERE tire de plein front avec son canon de 25 sur une automitrailleuse qui vient de Kissoue, et fait sauter sa tourelle.
Canardés par nos fusils-mitrailleurs et nos mitrailleuses, des Glenn Martin et des Potez piquent sur nous et nous mitraillent. Peu de casse des deux côtés…
… Nos adversaires ont la partie belle. Nous attaquons Damas avec moins de 5 000 hommes, auxquels s’ajoute une brigade hindoue d’environ 1 500 combattants. Les positions qu’il nous faut emporter sont sérieusement fortifiées et les moindres replis en sont connus de l’armée du Levant dont ce décor sert depuis des années de terrain de manœuvre…
… Kissoue est protégée par le djebel Maani qui contrôle toute la région, il nous faudra trois jours de combats violents pour atteindre le sommet de cet observatoire d’où l’on aperçoit les palmiers de Damas.
Du 15 au 19 juin, nous attendons que les troupes qui nous encadrent s’alignent sur nous…
… La matinée du 19 est pour nous la plus dramatique de la campagne, le jour commence à peine à poindre lorsque le combat reprend dans les environs de Kissoue.
C’est le capitaine ROUGE qui est sur la brèche. Dans le petit matin, dressé de toute sa haute taille, il montre du doigt l’objectif à ses hommes et, les emportant dans un grand geste, il dévale la pente à longues foulées et ouvre le feu. Cette compagnie d’élite, dont il faudrait citer tous les gradés et tous les soldats, charge derrière lui comme un seul homme. Mais à sa fusillade, que les bonds rendent difficile, répond la mitraille précise de l’adversaire. Des salves rageuses sonnent contre les pierres et abattent les hommes. ROUGE avance au milieu d’un essaim de balles. Les tirailleurs sautent de bloc en bloc. Le duel mortel se déroule sous un ciel terne.
Et tout à coup, d’une balle au cœur, ROUGE est tué. Trois secondes plus tard, le lieutenant PRIGENT, le petit Prigent qui communiait hier, tourne sur lui-même, frappé à mort, glisse aux pieds de son chef…
… Les tirailleurs, désemparés, sont alors dépassés par une nouvelle vague de renfort. Nos canons tirent sur la côte 748 qui est notre objectif ; en échange, Damas tire sur nous… d’attaques en contre-attaques le bataillon se tire finalement sans avoir ni gagné ni perdu un pouce de terrain… Mais ROUGE, lui, a été tué…
Pierre ROUGE et Corentin PRIGENT
** On passe
Le 20, la 3e compagnie tient le djebel el Kelb, le lieutenant Georges HUGO , qui la commandait, a dû être évacué hier avec un bras cassé par une rafale de fusil-mitrailleur. Les vers immortels de votre grand-père vous sont-ils venus aux lèvres, Hugo, quand la salve fratricide vous a jeté par terre ?
Vers la fin de ce jour, le commandant AMILAKVARI , sa haute taille, ses yeux bleus métalliques, ses gestes rares et nets, occupe avec ses légionnaires, immédiatement en avant de la 3e compagnie, une nouvelle hauteur. Il relève la 1e et la 2e compagnie que le lieutenant COLONNA D’ISTRIA reforme dans les vergers de Kissoue. Il n’en reste que 96 hommes épuisés.
Dans la cuvette de Damas un grand spectacle s’offre à nos yeux : l’attaque combinée des Hindous et de l’aviation contre le faubourg de Mezze. On sent que la fin approche. Nous sommes maîtres du terrain d’aviation. Les vichystes font sauter leurs munitions. De monumentales explosions soulèvent le sol au pied des forts.
Une par une, les casemates d’un dépôt nettement visible à la jumelle s’enflamment et jaillissent en l’air.
À 14 heures, le capitaine de LA BOLLARDIERE, à la tête de deux compagnies de la Légion, part à l’assaut de cette côte 748 qui nous bouche toujours le passage.
Voir charger la Légion n’est pas un spectacle banal.
Le commandant DELANGE, commodément installé sur un tertre, suit la scène avec un vif intérêt. Après une défense opiniâtre et seulement après avoir tiré sa dernière cartouche le commandant Pacaud, qui dirige la défense adverse fait agiter un chiffon blanc et se rend avec ses hommes.
On fonce vers Damas, mais la défense est si coriace qu’il faudra encore vingt-quatre heures de baroud, avant que nous y entrions en libérateurs.
Notes
(1) Le colonel Genin, compagnon de la Libération, sera tué au cours de cette campagne.
(2) Le commandant Détroyat, compagnon de la Libération, aura le même sort.
(3) Le commandant de Chevigné sera blessé ainsi que le médecin-commandant Lotte.
(4) Le général Legentilhomme devait être blessé ainsi que le capitaine de Boissoudy.
Revue de la France Libre N°79 – 18 Juin 1955 – Numéro spécial
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