On dit, à tort, ou à raison, que la bataille d’EI-Alamein fut la ligne de partage des eaux. En Afrique, comme sur le plan mondial, la longue suite des succès de l’axe semble s’arrêter là ; le mythe de l’invincibilité allemande s’émousse, s’estompe. Les Alliés reprennent espoir. À cette bataille, comme à la longue exploitation de ce succès initial, qui nous conduisit jusqu’à Tunis, la participation des F.F.L. fut plus que symbolique comprenant les deux brigades et un petit groupement tactique, la colonne volante française .
En septembre 1942, la situation n’était guère brillante. Les troupes d’Hitler étaient maîtresses de l’Europe, avançaient en Russie, leurs bombardiers coventrisaient l’Angleterre et les sous-marins grignotaient le tonnage allié. En Afrique, Rommel contrôlait tout le Nord jusqu’aux portes d’Alexandrie où Montgomery parvint enfin à le stopper, grâce en grande partie, à Bir-Hakeim qui lui permit de se ressaisir en gagnant trois précieuses semaines. Les Égyptiens préparaient en cachette des arcs de triomphe aux couleurs allemandes et cousaient fébrilement des drapeaux à croix gammée. Farouk, en tête, jouait la carte allemande. Il se vit réveiller un beau matin, au palais d’Abdine, par Sir Miles Lampson, qui, accompagné de quelques chars de combat, lui laissa froidement le choix entre collaboration et abdication. Cela se termina par une crise de larmes et des serments d’amitié éternelle…
Alexandrie était considérée comme indéfendable et sans doute perdue. Des fossés antichars étaient creusés autour du Caire, les ponts sur le Nil prêts à recevoir leurs mines. Le canal de Suez était considéré comme la troisième et dernière ligne de défense avant une promenade militaire qui aurait conduit les Allemands aux pétroles du Moyen-Orient.
Tel était l’enjeu.
Les Anglais disposaient de trois atouts :
La maîtrise de la mer, qui obligeait Rommel à étirer sur des centaines de miles le cordon ombilical de son ravitaillement, dont une bonne partie était détruite avant de lui parvenir ; l’incompréhension d’Hitler qui n’a pas su soutenir l’effort de son lieutenant par l’envoi massif de troupes et surtout d’avions pour consolider sa maîtrise de l’air en Afrique ; enfin la nomination de Montgomery qui possédait de grandes qualités de ténacité, de décision et d’astuce.
La ligne de front était magistralement choisie. Longue d’à peine 35 km entre la mer, longée par la route côtière, au nord et le lac salé de Maghra, suite de la grande dépression du Quatara que les colonnes allemandes ne pouvaient contourner par le sud sous peine de s’enliser dans les sables mois. Ce front très court permettait une concentration importante de matériel et d’effectifs sans cesse accrus par des renforts.
C’est parmi ceux-ci que le petit groupement tactique de la Free French Flying column est venu prendre position, renforcé peu après par nos brigades F.F.L. Dénommé initialement Colonne Marne , notre groupement tactique comprenait trois escadrons de spahis du 1e R.M.S.M., dont un généralement en réserve, quelques canons Conus fixés sur camions et la 1e Compagnie de Chars des F.F.L.
Celle-ci, après le Gabon et la bataille de Syrie où elle a laissé des tués dont le lieutenant Tresca , pas mal de blessés dont le capitaine Volvey , commandant la compagnie et tout le matériel de chars Renault, se morfondait, depuis le 8 avril à l’ombre des pyramides. Commandée par le capitaine Divry elle passait le temps à combattre les mouches, les moustiques, l’ennui et les lenteurs de la bureaucratie anglaise, pas plus pressée que l’intendance française lorsqu’il s’agit de délivrer du matériel. Ces lenteurs étaient d’autant tant plus détestables que nous pensions à Bir-Hakeim où les chars auraient pu faire de l’excellent travail.
Enfin tout arrive et, le 16 août 1942 la compagnie, forte de 192 hommes et de 16 chars Crusader, armés pour la plupart de malheureux petits canons courts two-pounders, se mit en marche.
La colonne devait être commandée par le colonel de Roux (ex BM2) qui, peu de jours après sa désignation se tuait en avion au-dessus de la Syrie où il allait voir le grand patron. Elle fut donc commandée par le colonel Jourdier d’abord, et colonel Rémy ensuite.
Durant près de deux mois ce furent d’odieux déplacements continuels par petites étapes fantaisistes, où nous paraissant telles, dans le triangle Caire – Alexandrie – EI-Alamein.et bivouacs sur des terrains pourris où, une- centimètres de poussière s’envolait en tempête , sous les pieds, les roues, les chenilles et à la moindre brise, remplissant de sable les yeux et les poumons, aliments, montres et carburateurs.
Le 23 octobre, la colonne prend position sur la pied de l’Escarpment Post , extrême sud du dispositif allié, face à la formidable forteresse naturelle de EI-Himeimat, sorte de crack des chevaliers, comme forme et petit Gibraltar quant à l’aménagement, d’où, bien retranchés et protégés par de vastes champs de mines, artillerie et mortiers nous canardaient impunément et sans arrêt.
L’échelon combattant comprenait les 12 chars, une camion-rite de dépannage avec deux gars de l’atelier et enfin ma petite ambulance Humber à deux brancards, mais heureusement quatre roues motrices. Le reste de la compagnie se trouvait divisé en échelon A et B entre 10 et 30 kilomètres arrière. Quatre chars sous les ordres du lieutenant Beaugrand étaient prêtés en soutien aux spahis à une dizaine de mètres E.-N.-E. de nous. Le reste du front jusqu’à la mer était tenu par les divisions anglaises où dominaient les rudes guerriers d’Australie et de Nouvelle-Zélande.
En face de nous des divisions blindées allemandes et des puisions d’infanterie italiennes, richement dotées d’artillerie Confiant dans ses casemates et les sables mouvants pour la tanière sud, Rommel gardait la majorité des Panzer dans le Nord.. Le plan de Montgomery consistait justement à les faire descendre vers notre secteur de manière à pouvoir attaquer en force le long de la route côtière.
Rien ne fut évidemment négligé pour persuader les Allemands du contraire, ceci n’était guère facile, l’aviation allemande étant encore maîtresse du ciel et lorsque nous entendions des moteurs au-dessus de nos têtes, les bombes n’étaient pas loin.
Monty les a magistralement roulés. De longues files de camions revendaient toute la journée vers le sud pour remonter subrepticement et tous feux éteints la nuit suivante. Le bluff des faux ordres par radio était réglé jusque dans ses moindres détails. La veille de la grande attaque nous vîmes descendre vers le sud, dans un énorme nuage de poussière toute une division blindée. À la jumelle nous reconnûmes des chars général Grant dont les Anglais venaient d’être dotés, avec leur vaste tourelle sur laquelle trônait le chef de char en béret noir, écouteurs aux oreilles. La liaison entre les chars était parfaite et les ordres donnés par radio comme d’habitude.
Ce n’est que lorsque cette armada passa à quelques mètres de nous que nous pûmes reconnaître des… chars de carnaval. De vulgaires camions portaient une charpente de bois recouverte de toile peinte. Pour augmenter la poussière révélatrice, chaque camion traînait derrière lui tout un tas de ferraille, comme une casserole à la queue d’un chien.
L’illusion était parfaite, la ruse réussit, et les Panzer reçurent l’ordre de descendre vers le sud.
La Légion, cantonnée 15 km à l’Est attaqua dans la nuit. Nous vîmes passer les files de chenillettes d’infanterie. Deux bataillons contre, au moins, la valeur d’une division bien retranchée dans sa forteresse à l’abri des champs de mines. Il y eut de grosses pertes en matériel et en vies humaines, hélas, dont le colonel Amilakvari, ce colosse sympathique.
C’est sur un de nos chars qu’il fut remonté, sous le feu, du champ de mines à l’ Escarpment Post. En vain, malheureusement.
Dans ce champ de mines se trouvaient en outre trois ambulances sanitaires Dodge, ensablées. Sur trois de leurs conducteurs américains il n’en restait qu’un, un brave vieux dénommé Don. Elles contenaient par contre sept blessés que j’ai pansés sur place, après quoi je fis remorquer les trois ambulances par des chars jusqu’à l’escarpement d’où le brave Don et deux gars de la compagnie de chars les ont ramenés au groupement sanitaire divisionnaire déployé à 15 kilomètres au N.-E.
La brigade s’est retirée et nous restâmes seuls à nouveau.
De jour, les chars se déployaient en screen devant le champ de mines. Le soir, ils regrimpaient sur notre éperon rocheux formant le carré (Laager) pour éviter toute surprise mais non pas les constants bombardements… par les 105, mortiers de tout poil et avions.
Entre mines, obus et actions de patrouilles, les spahis ont perdu en quelques jours 15 à 20 hommes et une partie de leurs véhicules. Plus veinards, nous n’avons perdu qu’un char (Mahéo) en détruisant trois chars allemands. Le petit Jaffre fut tué par un éclat d’obus, Abraham et Yves Gramoullé , blessés.
Le 30 octobre, ordre de descendre plus au sud au bord même de l’horrible marécage salé de Maghra, peuplé de véritables nuages de moustiques qui s’abattirent sur nous. Toutes les parties découvertes en étaient noires en un clin d’œil et la nuit s’est passée en une sorte de danse de Saint Guy sans pouvoir fermer les yeux. Pire que les Stuka.
Le lendemain, les Allemands décrochaient à EI-Himeimat et ce furent trois belles journées de poursuite. La colonne filait à toute allure à travers d’étroits passages déminés. Les gars de la section Malin se sont trouvés en pointe. Ils ont ramené les premiers prisonniers. Un lieutenant de parachutistes donna à toute sa compagnie l’ordre de rejoindre en rangs par quatre le camp de prisonniers qui lui fut indiqué. Le colonel italien, commandant les 105, qui nous avaient tant arrosés jour et nuit, prit le même chemin, non sans avoir indiqué aux spahis l’emplacement de sa cave, royalement garnie de chianti et cognac. Les trois side-cars furent pris avec leurs occupants qui tentaient de s’échapper. Le soir venu, une ample moisson de mitraillettes, insignes et couteaux de parachutistes se partageait.
Tout le long du trajet, des petits groupes d’Allemands et d’Italiens se rendaient. Ceux-là, avec une certaine dignité ayant remplacé la morgue ; ceux-ci avec des sourires engageants faisaient de l’auto-stop, essayant de se faire véhiculer jusqu’au camp. Entre eux et les autres, nulle sympathie, pas l’ombre d’une fraternité d’armes. Regards haineux d’un côté, mépris absolu de l’autre. Deux blessés italiens se trouvant dans mon ambulance, un Allemand refusait de les rejoindre :
— Vous n’allez pas me faire monter avec ces chiens ? Décidément le torchon brûle dans le ménage axial.
Ensuite, ce furent à nouveau les interminables bivouacs et campements provisoires qui duraient… des jours ou semaines, tout au long de la Cyrénaïque, Tripolitaine, puis Tunisie avec peu de bagarres sérieuses sauf celle de l’Oued Gragour, le 6 mars 1943. Celle-ci fut la vraie bataille de chars.
Nous nous trouvions encore pour changer, en charnière sud du dispositif allié, lorsque les Allemands contre-attaquèrent avec des moyens très supérieurs en nombre et surtout en qualité de matériel. Avec leur 75 RA.K., les chars allemands nous azimutaient à 2 000 mètres alors que nous ne pouvions riposter efficacement qu’à 300 mètres, sauf avec les deux ou trois six-pounders dont nous disposions (un par section). Heureusement que les 75 Conus et un antichar allemand de 45 mm, récupéré et fixé sur le camion, firent de l’excellent travail ce jour-là.
Nous réussîmes par nos propres moyens à stopper la contre-attaque destinée à contourner les positions anglaises ce qui eût pu être grave.
Ce jour-là, le général Leclerc, montant du sud au nord se trouvait à Ksar-Rhilane, à quelques kilomètres de nous.
Six jours plus tard la Colonne Volante Française Libre était rattachée à la Force L.
Avec peut-être un brin de mélancolie, nous enterrâmes nôtre relative autonomie de corps franc et terminâmes de concert la campagne de Tunisie, suivi de l’exil à Sabratha.
Ensuite ce fut la transformation de la 1e compagnie de chars en 501e, celle de la Force L en 2e D.B. et… comme dirait Kipling, une autre histoire…
KREMENTCHOUSKY
Toubib des chars, compagnon de la Libération
Revue de la France Libre N°79 – 18 Juin 1955 – Numéro spécial
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