Récit de Jean FAIVET.
*de l’Italie à l’Adieu aux armes
Nous ne savions pas exactement où nous devions débarquer : les uns disaient en Italie, pour renforcer le corps expéditionnaire de Juin ; d’autres en Yougoslavie, pour aider les partisans de Tito . Cette deuxième hypothèse avait, sans conteste, notre préférence ; elle semblait d’ailleurs assez plausible du fait que, à ce que nous avions appris, une monnaie spéciale avait été émise dans ce but et que, au début, notre convoi cingla plein est au lieu de prendre la direction du nord.
Réunis sur le pont sans informations complémentaires, nous reçûmes chacun une ceinture de sauvetage et, en plus, une pile à mettre dans la poche supérieure de notre treillis, pile reliée à une ampoule rouge qui s’agrafait au revers de ladite poche, ceci pour nous donner une chance d’être repérés – et repêchés – si notre bateau venait à être torpillé de nuit.
Une heure ne s’était pas écoulée que nos tahitiens qui n’avaient pas abandonné leurs guitares se mirent à chanter sur l’air de Lily Marlene :
Quand le bateau coule
Au milieu d’la nuit
La petite ampoule
Soudain s’allume et luit
C’est l’heure du grand bain d’pieds
Y a une chiée d’couilles qui vont s’mouiller
Avions et sous-marins
Y’a chaud pour le marsouin
La suite était à l’avenant. Si j’ai reproduit ici ce premier couplet qui ne saurait choquer qu’à demi de chastes oreilles, je ne m’aventurerai pas à donner la traduction libre que nos camarades, moqueurs à tous crins, firent, à l’époque, de l’hymne égyptien : de quoi rompre les relations internationales !
Finalement, nos bateaux qui l’un dans l’autre, battaient, je crois, pavillon de sept nationalités différentes virèrent à bâbord pour laisser la Sicile sur notre droite. Nous avions compris : la direction première était une feinte pour tromper l’ennemi dont les sous-marins étaient encore actifs dans les parages. Nous en eûmes la preuve quand, à notre deuxième jour de navigation, nous vîmes deux de nos bateaux d’escorte décrire des cercles de plus en plus réduits avant de lancer leurs grenades sous marines ; la coque du Christian Huygens en vibrait toute et nous de nous interroger : s’il fallait sauter à l’eau à la suite d’un torpillage, le grenadage continuerait sans doute et sans pitié, et les gars de l’infanterie de marine auraient toutes chances de virevolter à la manière de poissons soufflés à l’explosif sur la plage de Nabeul . Rien de tel, heureusement, ne se produisit.
Naples : un port encombré de navires. Pour mettre pied à terre il fallait, parfois, passer de l’un à l’autre. Mais, l’essentiel était là : nous nous retrouvâmes au complet.
Quelques jours de repos et nous montions en ligne. Cela se fit de nuit en empruntant le pont de bois lancé sur le Garigliano, dans un secteur couvert par les fumigènes pour que l’ennemi ne puisse repérer les points de passage obligés. La relève de l’unité que nous devions remplacer laissa à désirer : les consignes d’une unité à l’autre passaient mal. Il y avait là, indubitablement, un relent de l’animosité entre gaullistes et giraudistes .
Le Garigliano franchi, je cheminais sur une piste à la pente raide, ployant sous le faix de mon fusil-mitrailleur, de ses chargeurs et des cartouches supplémentaires dont j’avais tenu à me munir. Un pas derrière moi : je m’arrêtai ; c’était le lieutenant Henri MULLER . De quelque vingt ans mon aîné peut-être, il était originaire de Vézelois-donc, un franc compatriote – et, comme moi, évadé de France par l’Espagne. Nous poursuivîmes notre route clé concert jusqu’à une croisée de chemins et là, aucune signalisation n’ayant été posée ou laissée, il me dit : où irons-nous, à droite ou à gauche ? A gauche lui dis-je, et lui d’ajouter : c’est peut-être la dernière fois que nous nous voyons ; tu veux un coup clé vin ou un coup de schnaps ? Un coup de schnaps lui répondis-je. Il y avait une gourde de l’un et l’autre pendue à sa ceinture. Et c’est ainsi que nous nous séparâmes – pour l’éternité – puisque, blessé quelques jours plus tard, je ne devais plus revoir celui qui avait été pour moi un camarade fort attentionné durant notre séjour à Nabeul et qui devait tomber devant le Golf Hôtel, à Hyères peu après le débarquement de Provence..
Finalement, nous prîmes position sur le flanc d’une croupe montagneuse a quelque deux à trois cent mètres des lignes allemandes dont nous séparait un no man’s land où la pierraille dominait. Nos unités occupaient, si j’ai bonne mémoire, le Monte Majo et le Monte Faito en liaison, sur notre droite, avec les soldats de la VIIe Armée Britannique, nos anciens camarades de combat qui, eux, faisaient face directement au Mont Cassin proprement dit.
J’avais, pour ma modeste part, élu domicile dans un trou individuel de dimensions quelque peu supérieures à la normale : s’y trouvait en effet, à ma prise de possession, une touque d’essence dont le contenu pouvait, à doses mesurées, alimenter un réchaud de fortune abandonné lui aussi, aménagé dans une boîte de conserves remplie aux trois quarts de sable ; une caisse de grenades complétait le mobilier.
Calot bleu arboré la plupart du temps à la place du casque anglais nous trônions souvent et superbement hors de nos abris. Notre audace alla si loin qu’un de nos officiers, pistolet à la main, grimpa en plein midi à un observatoire tenu par les allemands ; il en revint avec deux soldats qui pleuraient de rage de s’être laissé surprendre. Ils avouèrent, le tout traduit par un camarade alsacien : Nous avons d’abord cru avoir affaire à des anglais, à cause des casques ; après, nous nous sommes dit que ce n’était pas cela, car vous étiez trop agressifs et trop fantaisistes… Nous enregistrâmes le compliment.
Mais la réponse du berger à la bergère ne se fit pas attendre. L’après-midi même une volée d’obus de mortiers s’abattit sur notre position. Devant moi, j’entendis crier : trop bas ! , compris-je. Je me dis : il est gonflé , le gars, car je croyais qu’il se moquait hautement du manque de précision du tir. En fait, c’était un jeune corse qui venait d’être touché et qui appelait sa mère : Oh ! ma… . Il en fut de même la nuit suivante quand nous nous livrâmes à notre jeu habituel d’occuper le no man’s land les premiers : si nous partions trop tôt de nos positions, nous nous faisions tirer ; si nous partions trop tard, nous trouvions les allemands installés. Là encore, nous eûmes droit sur place à un pilonnage inhabituel de mortiers dont l’un, qui éclata juste derrière moi, me plaqua au sol sans que je puisse amortir la chute de mes mains. Souffrant de partout, je me croyais touché à mort quand mes camarades m’affirmèrent que je n’avais rien : ce n’était que l’effet du souffle.
Ajoutons à ce propos qu’il arrivait que les munitions allemandes soient de qualité médiocre, tels ces obus de mortiers qui s’ouvraient magistralement en deux au lieu de voler en éclats : était-ce dû au sabotage des ouvriers étrangers qui travaillaient en Allemagne ?
C’est ainsi qu’arriva la nuit du onze mai : onze mai, onze heures du soir, cette nuit où, pour les soldats d’Italie, le monde bascula . Mais, ici, je reviens à mes notes d’époque.
Depuis quatre jours, nous attaquions. L’allemand s’était agrippé à la ligne Gustav . En Une nuit, nous avions fait sauter la charnière, nuit de feu où toutes les pièces avaient aboyé : canons de tous calibres, américains, anglais, canadiens, français, pièces de marine. Le Majo, le Faito, le mont Cassin étaient des torches où, par paquets, des étincelles plus vives éclataient de place en place. Un rideau métallique semblait passer continuellement au-dessus de nos têtes, noyant tous les sifflements, tous les aboiements, tous les crachements. Puis, l’assaut avait commencé, sauvage. Ta ta ta ta piaillait la mitraillette allemande. Plus bas d’une octave, ton tou tou tou reprenait l’américaine. Les traçantes zébraient la nuit. Nous avancions…
San Giorgio : un village, une bourgade même, fortement secouée, mais pas rasée comme la plupart des villages que nous avions traversés. You ! you ! you ! ! Les mortiers arrivent. Nous recevons la première bordée, planqués le long d’un talus ; puis, ordre est donné à mon groupe de rejoindre l’église. A peine arrivés, les mortiers sont avertis : une averse s’abat sur nous. Nous attendons, debout ; pas un ne cherche un abri.
Enfin, notre sergent-chef, le petit CALVY, prend une initiative. Il nous conduit en terrain découvert jusqu’à une grande bâtisse, entourée d’un mur de pierres sèches. A un endroit donné, ce mur tombe et est continué par un vaste bassin, rempli d’une eau profonde et claire. Par endroits, de grosses bulles montent et crèvent à la surface : ce sont des sources qui crachent ces bulles. Oh ! Trois rosiers couverts de rosés rouges : j’évoque les piscines des belles romaines… ta ta ta ta… le crépi du mur gicle – trop haut – ta ta ta ta – plus bas. Faivet ! C’est nous qu’on astique ! Je ne m’en étais pas rendu compte. Une troisième rafale fut presque bonne. Déjà, mon fusil-mitrailleur au bipied cassé par un éclat de mortier s’était couché sur le mur, et, de sa gueule, fouillait la campagne.
Où nous avait-on fourrés ? Des roseaux hauts de deux à trois mètres poussaient à sept ou huit pas de mon mur. Sur la gauche, la prairie par où nous étions venus était déserte. En face de nous, à quelques centaines de mètres, des maisons aux fenêtres sombres, énigmatiques. Mon groupe devait défendre ce coin de terre, de parc. De notre propre chef, nous décidons de lancer une patrouille. Nous ne voulons pas côtoyer un ennemi sans le voir, sans le provoquer. Je dois rester à mon poste, prêt à appuyer du feu de mon F.M. le grand DARNOIS et deux camarades qui viennent de partir. Les roseaux se referment sur eux – un temps – des mitraillettes crachent. Je ne vois rien : où tirer ? Dois-je m’élancer avec le F.M. ? Si je tombe, le parc n’est plus tenu : c’est une brèche ouverte J’appelle le reste du groupe : nous resterons sur place, prêts à barrer le chemin.
L’alerte est passée. Nous venons de toucher des rations américaines K, pour la première fois. Quelle aubaine ! Je connais assez d’anglais pour délaisser le pâté et choisir le fromage. J’ouvre la boîte ; à peine ai-je tenu entre mes doigts ce couvercle métallique que la nausée me prend : j’envoie boîte et fromage bien loin. Fn philosophe, à l’abri du mur moussu, je m’assieds et je fais chauffer mon chocolat.
Mon quart bu, je retourne à ma pièce : on annonce des Tigres ou des Panthers . Nous autres marsouins n’en sommes pas à une marque de casserole près : sur notre droite en effet, les miaulements caractéristiques des canons de chars se répondent. Drôle d’idée ! Ils s’attaquent aux blindés Canadiens, et nous autres, nous sommes une compagnie pour tenir quatre kilomètres de front !
D’instinct, nous nous crispons. Qu’arrive-t-il sur nous ? Ce n’est pas l’aboiement du 77, ni le miaulement des petites pièces, ni un sifflement. En faisant le gros dos, je demande : C’est du combien, Michel ? ( Michel d’ABBADIE , l’ex-artilleur dont il a déjà été parlé) Ce n’est pas de l’artillerie , me répond mon ami. Ce sont des sirènes qui arrivent sur nous. Un fracas, et tout est fini. C’était la première rafale de katchouka que nous recevions. (Cet engin, appelé minenwerfer en langue germanique était en fait un mortier à six tubes que les allemands avaient récupéré sur le front russe. Les obus de ce mortier étaient, primitivement, munis d’une sorte de sirène et contenaient un tas de ferraille : vieux clous, riblons, déchets d’acier… On a ainsi retiré un écrou de la cuisse d’un blessé).
Des sifflements asthmatiques suivent bientôt. Des fusiliers marins venus à la rescousse ont réussi à embourber deux chars à quelques mètres sur notre gauche. Ils ont été repérés : un coup long se perd dans la toiture de la villa du parc : un obus tiré court choit dans le marécage. MARY et moi nous nous resserrons : nous avons compris. Voici le nôtre : il tombe ! A un mètre de nous environ, il écorne le mur, de l’autre côté : j’ouvre la bouche. Nous allons sauter en l’air… Rien. Nous nous redressons… La boue du marais couvre un trou. L’obus n’a pas éclaté. L’enc… ! crie MARY, et nous déplaçons le F.M. d’une quinzaine de mètres.
Et la nuit vint. Depuis plus de huit jours, nous n’avons pas dormi deux ou trois heures d’affilée. D’un commun accord, nous décidons que la moitié du groupe se reposera pendant que l’autre moitié veillera. Nos nerfs sont à bout. Les allemands nous ont soumis à la douche écossaise : tous les quarts d’heure environ, une salve pour nous tenir éveillés. Et voici à nouveau le katchouka. Nous tombons à terre : le long du mur, derrière moi, ANTONI s’est couché. Et, pendant que le hurlement s’approche et s’amplifie, il saisit à plein bras mes deux jambes bottées. Et je sens battre follement la poitrine de celui que nous appelions le gosse . Non, je ne dois plus avoir peur ; je dois paraître calme, blagueur devant mes camarades. Et je me relève.
J’avais posé mon F.M. sur le mur, juste à l’endroit où s’élevait un noisetier. J’étais debout, à demi caché dans les branches. La nuit était traversée de milliers de traits de feu : ce n’étaient pas des balles, mais des lucioles qui pullulent dans ces marais. Les roseaux chuchotaient, quant à eux, des histoires du temps jadis. Ta ta ta ta… Les feuilles du noisetier ont été mordues. La mitraillette est partie à quelques mètres. Bon Dieu ! Tu vas te coucher ! ANTONI ne bronche pas. Couche-toi ! , et je lui envoie une ruade dans les jambes. A ce moment où la rafale pouvait, devait jaillir, j’étais plus calme que jamais. Froidement, je calculai : si le boche tire et me manque une deuxième fois, je le repère et je lui lâche mon chargeur complet . Et je me représentais une capote verte, hachée de vingt balles. Les minutes passèrent… Tiens ! Mon vieux Faivet ! un bidon de deux litres de pinard . Ce brave LASSALLE, un petit basque, avait été chercher cela chez les gens du huitième Chasseurs. Depuis quelques heures en effet, les chars étaient venus renforcer la position.
Le lendemain, 16 mai 1944. Journée radieuse. L’artillerie s’est tue. Eh bien ! mes amis, je vais prendre un bain . Je me déshabille, et je plonge dans le bassin. Je fais même quelques brasses, et, chose étonnante, à peine sorti de l’eau, je trouve du savon. La fatigue coulait de mes membres, le sommeil clé mes yeux. Un deuxième plongeon, et me voilà vierge de tout savon américain. Décidément, je ne ferai pas les choses à moitié : je me raserai. J’ai divisé ma barbe duveteuse de quinze jours en deux tranches symétriques : tout le côté droit est déjà tombé… Faivet ! prépare-toi. Vite ! on part en patrouille ! Je ne comprends pas très bien : à dix heures du matin, en patrouille ! L’artillerie a reçu ordre de ne pas tirer pendant trois heures. Nous pouvons faire un tour de quatre kilomètres dans les lignes boches . Le côté gauche de ma figure noir de barbe, je boucle ma cartouchière lune, et je prends quatre grenades, outre mon F.M.
Le grand DARNOIS est en tête. Il semble faucher l’herbe avec ses longues pattes d’araignée ; il nous domine tous de son turban de laine kaki, en guise de casque. D’ABBADIE le suit, les jumelles pendues au cou. Cinq camarades nous protègent sur les côtés, et, avec un corse, je ferme la marche en allant souvent à reculons. En effet, l’attaque peut se produire de tous côtés. Au bout de quelques mètres notre poste de radio ne captait plus la voix de SALLERIN, notre lieutenant : nous étions isolés.
Trois heures après, nous rentrions. Nous avions couvert, aller et retour, une dizaine de kilomètres sans rencontrer un allemand. Nous avions néanmoins repéré des pièces d’artillerie ennemies, reconnu des passages pour les chars, et je ramenais, entre chemise et peau, une pancarte indicatrice de la batterie Hoffmann, en position derrière un cimetière. Par quel prodige nous n’avions pas été repérés, pas un de nous ne l’a encore compris.
Nous arrivions à San Giorgio quand les Canaques de la première compagnie partaient à l’attaque. Dispersés en tirailleurs, ils avançaient dans un ordre parfait.
Est-ce la fatigue ou les quelques gorgées de vin que je viens de boire ? J’avance dans un pays de rêves : le soleil luit – je ne pense plus au combat qui nous attend – le soleil luit, l’herbe est d’un vert inconnu sous le ciel de France – le ciel de France ? – que de fleurs dans ces prés, des bleues, des rouges, clés rouges. Oui, le dormeur du val clé Rimbaud : il est dans ma prairie, dans cette herbe, il est couvert de fleurs, il a deux trous rouges au côté droit .
MARY, à côté de moi, ne dit mot non plus. Est-cela un pressentiment ? Halte ! Machinalement je mets en batterie, clans l’herbe. En avant ! Tiens ! À ma gauche, un cimetière avec des casques allemands sur les croix. Nous autres, ils ne nous enterreront pas avec nos casques. Nous n’avons pris que le calot bleu pour l’attaque.
On tire de la maison, derrière le cimetière. Je vois WERNER, un camarade originaire de Strasbourg, courir : il se fera toucher. Et, de mon F.M. je balaie les ouvertures de la maison. Je tire debout : mon brave brenn saute entre mes mains, les douilles tombent dru à mes pieds.
Maintenant, on tire de partout. ! Devant nous, sur notre droite. Un chemin creux est là, qui offre son talus protecteur, Et nous attendons. Monsieur SALLERIN, notre lieutenant, a trouvé un trou, et, de la, annonce a son poste radio : deuxième section ! préparez-vous à attaquer résistance sur notre gauche. Cette résistance, c’est une baraque basse transformée en blockhaus, la première casemate de la ligne Hitler. Le lieutenant PILLARD, calme, la tête haute, coiffé de son petit calot, regarde de temps en temps par-dessus le talus, et organise l’attaque.
A ce moment, arrive une auto. Elle est passée sans se faire toucher. C’est BROSSET. L’infanterie, nom de Dieu ! En avant, les gars ! Le poste récepteur de CALVY nasille : Première section ! en avant ! – Première section ! en avant ! CALVY, en vieux baroudeur, devine le massacre ; il ne veut pas transmettre l’ordre. Mais nous l’avons entendu. Nous hurlons : Première section ! en avant ! DARNOIS aux grandes jambes dépasse tout le monde. Il était à deux ou trois mètres devant moi. Un coupe-coupe, ramassé sur un Sénégalais mort lui battait les fesses. Et ce coupe-coupe me fascinait…
Le talus qui nous protégeait tombait brusquement. Après, c’était la plaine unie, nue, devant la casemate qui crépitait. Venant de notre droite, des balles sifflent : des boches dans les arbres, à droite , dit d’ABBADIE . Nous courons dans le verger.
Oh ! Je l’entendrai siffler cette courte rafale. Sept ou huit balles, pas plus. D’ABBADIE s’abat ; mon pied droit cède. Ma première idée : la balle a-t-elle traversé ? Je regarde ma guêtre : deux ouvertures béantes s’ouvrent en étoiles au-dessus de la cheville.
D’ABBADIE, touché d’une balle explosive à la fesse gauche, me demande : Ça ne va pas, Faivet ? – je suis foutu lui répondis-je, tant je me sentais vidé d’un coup.
D’ABBADIE touché à la fesse, moi à la jambe, et DARNOIS était au milieu de nous ! Il aurait dû prendre la rafale au genou, et il n’a pas été touché Je m’étais assis ; je souffrais beaucoup : Et mon père qui me disait que l’on ne souffrait pas d’une blessure !
C’était tout ce qui me venait à l’esprit au milieu du tumulte.
Je restais sous le feu de l’ennemi, et les allemands ne me tiraient pas. Tant pis ! je dois passer mon F.M. aux camarades : je ne peux plus m’en servir. J’aperçois, derrière moi, DELUEIL couché dans un vague creux. De mes deux mains, je prends mon fusil-mitrailleur ; je le balance deux ou trois fois pour prendre de l’élan et hop I je l’envoie par-dessus ma tête
DELUEIL l’attrape. J’.ai aussi l des chargeurs pleins dans mon sac ; je le décroche… quatre ! cinq ! six ! La mitrailleuse allemande ne tire toujours pas, et j’ai passé mes chargeurs . Maintenant, il faudrait peut-être songer à me soigner, mais, que diable ! !e n’ai plus de pansement, ni de cravate pour faire un garrot ! Et je ne peux plus bouger. Je prends alors mon genou droit à pleines mains, je le presse bien fort, et j’attends…
Le petit DAGORN est sur le talus, derrière un arbre, pas loin de moi. ça ne va pas Faivet ? -Je perds mon sang – Attends ! Je vide mon chargeur et je suis à toi . Les cinquante balles de mitraillette partent vers la maison, et DAGORN s’élance. Une rafale claque. DAGORN tombe : il a une balle dans chaque bras, et une dans les reins. DELEUIL , mon pourvoyeur au F.M., dit simplement : J’y vais ! Une deuxième rafale lui casse le bras gauche. Non ! Je ne mourrai pas ; je me sauverai. Il le faut ! Je grince des dents, je me dresse, je regarde fixement le talus, et, les bras en avant, je sautille en fléchissant le genou à chaque pas. Je m’abats sur le talus.
L’allemand n’a pas tiré !…
Le camarade LASSALLE vint à moi, le premier. Il dut me mettre un garrot ou un pansement ; en tout cas, il enleva le bout d’os qui pendait de ma guêtre. Anticipons là encore : quelques mois plus tard, je le retrouvais en France. Et de lui demander, par plaisanterie : Bernard, qu’as-tu fait de ce morceau d’os ? Sa réponse se fit attendre jusqu’à ce que, la guerre finie depuis trente ans et plus, il échoua à la maison el me dit – décidément, les basques n’oublient rien : dis donc, Jean, que voulais faire de ce bout d’os ? Le mettre clans le reliquaire de l’église de mon village lui répondis-je. L’affaire se conclut par une grande tape amicale ; Vatican II, de toute façon, nous avait déjà départagés quant au culte à réserver de ceux qui méritent vénération.
Là-dessus – retournons à San Giorgio – DARNOIS vint à moi. Tout pantelant, j’étais assis sur le rebord d’un maigre talus ; il m’avait à peine mis les mains sur les épaules en signe de compassion qu’un obus de mortier éclat a derrière lui ; touché au dos, il chuta terre. L’’égoïsme, ou l’esprit de conservation, domine terriblement à certains moments, car ma réaction première fut de me dire : s’il n’avait été là, tu prenais les éclats en pleine figure.
Mon camarade – BENEZRA, qui devait être tué plus tard en Alsace me dit : je vais le tirer de là . Comme je ne pouvais plus avancer, il me prit par la main, me traîna à même le sol rocailleux et, au moment de franchir l’endroit exposé au tir de la mitrailleuse qui nous avait fauchés, lâcha une rafale de sa mitraillette sur la résistance ennemie. Les quelques secondes de répit qui s’ensuivirent nous permirent de franchir la zone battue.
Un peu plus loin, quelques jeeps armées de mitrailleuses étaient arrivées à la rescousse. Un de nos officiers les arrêta en disant : inutile ; vous ne passerez pas mieux que l’infanterie ; ils ont des armes lourdes ; évacuez plutôt les blessés . C’est ainsi que je me retrouvai à côté d’un chauffeur qui voulut faire de moi, en cas de besoin, son servant à la mitrailleuse : je vois à peine le capot de ta voiture , lui répondis-je.
Au centre de secours du bataillon aménagé, si j’ai bonne mémoire, dans une sorte de caverne, on me fit un garrot, une piqûre – de morphine sans cloute, car ma douleur se calma – et vu, je suppose, l’excentricité de ma blessure par rapport aux zones médicalement sensibles, on me gratifia d’une large dose d’un réconfortant corsé. C’est ainsi que je fus hissé dans une ambulance conduite par l’une de nos auxiliaires féminines , où je me retrouvai en compagnie de DARNOIS et de MARY. Nous échouâmes à l’ambulance chirurgicale légère de l’hôpital Spears – celui de la 1e D.F.L. – qui envoyait toujours ses antennes à trois ou quatre kilomètres du front, les avantages d’une telle pratique pour les blessés comportant évidemment des risques non négligeables pour le personnel médical.
Un infirmier hollandais – l’hôpital Spears comptait, au nombre de ses effectifs, des objecteurs de conscience de diverses nationalités – me demanda en examinant mon pantalon couvert de sang : on enlève ou on coupe ? Coupe lui dis-je, et quelle ne fut pas sa stupéfaction en voyant rouler, ses ciseaux allant de l’avant, un caillou de taille honorable. Je ne compris que plus tard : c’était là sans conteste un bloc erratique qui s’était glissé chez moi outre ceinture lors de mon cheminement rampant en compagnie de mon ami BENEZRA . De passage à la radio, le préposé à l’examen me dit : essaye de remuer les doigts de pied , ce que je fis incontinent. Le salaud ! ne put-il s’empêcher de dire avec ce qu’il a… .
Il ne connaissait pas le traitement de choc qui m’avait été administré au poste de secours du Bataillon et sans lequel sans doute mon pied serait resté inerte.
Je rejoignis ainsi la caserne d’Orléans où je trouvai un groupe de tahitiens et de calédoniens de notre bataillon, comme moi en convalescence . Nous n’étions, dans la pratique, soumis à aucun contrôle, sinon à une visite à l’hôpital une ou deux fois la semaine. Aussi nous regagnions notre caserne tard dans la soirée en remontant les rues et les escaliers de la casbah : la situation haut perchée de notre résidence nous obligeait à cette escalade. Cela nous valait d’entendre les propos, voire les propositions, toujours fort amènes des dames de ces lieux qui s’adressaient d’ailleurs plus volontiers à notre camarade OTHUS , sang mêlé de Nouvelle-Calédonie au charme ravageur.
L’arrivée de mon ami d’ABBADIE fit clé nous des compagnons de chambre dans un hôtel, de classe moyenne disons, plus ouvert sur le grand Alger que notre caserne : lui disposait de quelque revenu et, pour ma part, j’avais quelque argent reçu du curé-doyen de Blida l’abbé Heiligenstein – qui se trouvait être originaire de mon village- natal ou il avait fort bien connu mes parents, et d’un autre compatriote et petit cousin de surcroît, fixé à Alger depuis de nombreuses années, René Saugier. Je leur dois beaucoup, d’autant plus qu’ils ne se faisaient sans doute aucune illusion quant à l’usage fait de leurs libéralités.
Mais la découverte d’Alger et les dîners au Coq Hardi – c’est là que j’entendis pour la première fois le Chant des Partisans – finissaient par me peser. J’entrepris donc toutes démarches voulues pour rejoindre France où l’on se battait, bien que ma blessure devait mettre encore longtemps à se fermer. Résultat premier, on me dirigea sur Philippeville où se trouvaient les services administratifs d’un régiment de tirailleurs sénégalais auquel les autorités algéroises prétendaient rattacher notre bataillon… J’en fus éconduit – la destination n’étant évidemment pas la bonne – mais, par contre, un adjudant du cru voulait par force diriger sur le Sénégal comme rapatrié sanitaire ADRIEN, un brave canaque qui avait fait le voyage avec moi. J’eus peine – et mon insistance faillit me valut punition – à faire admettre par notre interlocuteur qu’un canaque n’était pas un sénégalais et, en tout cas, n’habitait pas l’Afrique… Il en pleura- pas l’adjudant, rassurez-vous – d’émotion et de reconnaissance.
Je jouai alors mon va-tout. Il y avait, périodiquement, des visites médicales destinées aux blessés rétablis et, pur contrôle, à ceux qui auraient été éloignés de leur unité pour une autre raison, ceci en vue de permettre aux uns et aux autres de regagner la France. Je me présentai à l’une d’elles, alignés en file indienne, nous devions passer torse nu devant un ou deux médecins apparemment pressés. Cette semi nudité ne laissait rien voir de ma blessure, et rien de ma légère claudication, la presse qui régnait alentour. Et vous ? me demanda le médecin. Mon unité été chercher des camions au Maroc – la chose était plausible – et manqué le convoi au retour . Bon pour le service !
J’embarquai sur le Canada peu après le onze novembre. Le soir et la bruine tombaient quand le bateau quitta le port. Mes souvenirs, eux, s’accrochaient aux dernières lueurs qui teintaient encore la ville. Déjà, la houle se faisait sentir.
C’est à l’aube du troisième jour que notre bateau se fraya passage dans le cimetière marin du port de guerre de Toulon, Ils n’avaient pas su ou pas voulu prendre le large, au risque de couler pavillon haut… et notre flotte de haute mer gisait misérablement sur le fond.
Est-ce dû à ce spectacle désolant, je retrouvai la terre de France, pourquoi ne pas l’avouer, sans grande émotion. Toulon – Marseille. Sur la Cannebière, une marchande de journaux : je lui tends un billet tout en parcourant la liste des localités libérées de la veille, et je me contente de lui répondre d’un geste agacé quand elle s’apprête à me rendre ma monnaie. Le camarade qui était à mes côtés me dit : tu sais combien tu l’as paye, ton journal ? -Je m’en fous, mon patelin est libéré .
Nous remontâmes lentement, lentement, cette vallée du Rhône où beaucoup de ponts avaient sauté. Puis, je retrouvai mon bataillon au repos dans les environs de Vesoul, mon bataillon, je l’appris alors, dont le commandement était passé au capitaine MAGENDIE en ce jour du 16 mai où tant des nôtres, chef de bataillon en tête, étaient tombés. Depuis, l’ex capitaine portait ses quatre galons. Vous m’acceptez, mon commandant ? Je me présentais à lui, guêtre et soulier droits délacés, ma blessure mal cicatrisée me contraignant à cette négligence dans la tenue.
Et ce fut la » poche de Royan d’où nous revînmes sans avoir engagé le combat : Von Rundstedt ayant réussi sa percée dans les Ardennes, nous sautions dans nos camions le jour de Noël pour assurer la relève de la 2e D.B.. au sud de Strasbourg. Quelques noms resteront clans nos mémoires : Rossfeld et Herbsheim où nous comptâmes nos dernières munitions avant que l’encerclement ne soit rompu, Schoenau, ou le Rhin n’avait pas la couleur romantique que lui prêtent Victor Hugo et Heine ; d’autres aussi, teintés de moins de mélancolie : Ebersmünster, Saasenheim… Le printemps nous conduisit dans les Alpes du Sud où nous fîmes connaissance du Massif de l’Authion.
S’étendre sur ces combats serait se répéter. Aussi terminerai-je nos exploits par le dernier d’entre eux qui revient à mon ami BISCAY . Libérateur, au mois d’août précédent, d’un village qu’il avait conquis avec pour tout armement offensif la plaque de base de son mortier, il se montra ici vaillant alpiniste : ayant repéré en pleine montagne un restaurant – encore français, déjà italien, nul ne l’a jamais bien su – il en fit l’inventaire et, à raison de deux navettes journalières, réussit à réduire de façon sensible les réserves en vin blanc de l’établissement… Nul flacon ne chut, quelle que fut la pente du chemin emprunté.
Tout ayant une fin, l’armistice vint, alors que nous occupions Vinadio, bourgade italienne proche du col de Larche… mais, pour moi, l’adieu aux armes avait déjà sonné.
Avant de clore, je ferai l’appel des camarades de mon groupe , dénomination toujours en usage dans l’armée, je suppose, qui ont quitté la terre africaine en ce printemps 1944 :
Rôle | Nom | Blessé/Tué |
chef de groupe | sergent DARNOIS | blessé le 16 mai 44, puis à nouveau en France |
caporal-adjoint | GENET | blessé le 10 mai 44, tué le 28 février 45 sur le Rhin |
tireur au fusil-mitrailleur | FAIVET | blessé le 16 mai 44 |
chargeur au F.M. | MARY | blessé le 16 mai 44 |
pourvoyeur au F.M. | DELEUIL | blessé le 16 mai 44 à deux reprises en France |
caporal-voltigeur | d’ABBADIE | blessé le 16 mai 44 |
voltigeur | ANTONI | blessé le 10 mai 44 |
voltigeur | SZPILMANN | tué en août en Provence |
voltigeur | GOLDSZMIDT | blessé en août 44 |
voltigeur | BIGHELLI | blessé deux fois en Italie et une fois en France |
voltigeur | TOUZET | blessé trois fois |
La relève de nos anciens de Bir-Hakeim avait été, en tout point, assurée.
*L’ADIEU AUX ARMES
C’était un matin du début de décembre 1944 – j’avais obtenu une permission de complaisance de deux ou trois jours alors que notre bataillon était au repos dans la région de Vesou – l un matin où, dans mon village natal, se disait une messe a la mémoire îles victimes de la guerre. Flottant dans ma capote trop grande, j’avais pris place au fond de l’église ; ils étaient nombreux, les résistants , à s’engager, dans l’allée centrale, brassard flambant neuf et fièrement accroché au haut de la manche. L’un deux, m’apercevant clans mon recoin, me dit : Tu peux quand même venir avec nous . Ce quand même me gifla : je revoyais les quelques conjurés des années 40-42, déportés depuis ou engagés à présent clans les combats de la Hardt et clés Vosges.
Ils étaient, maintenant, vingt et cent ; ils étaient clés milliers à avoir résisté et à le crier haut et fort.
Deux semaines auparavant déjà, j’avais, en allant rejoindre mon unité, fait un arrêt forcé clé quelques heures à Besançon. J’en profitai pour aller rendre visite au supérieur du grand séminaire que je savais être ami de mon père. Il me rassura sur le sort de ma famille et me donna quelques nouvelles du Pays avant d’ajouter : quant à l’abbé Bailly, qui a été le vicaire de ta paroisse, il a été déporté ; il aurait mieux fait de s’occuper clé ce qui le regardait .
Je quittai ce saint lieu – où, au demeurant, il avait été interdit aux séminaristes de souscrire un engagement aux armées – en secouant, comme il est dit dans l’Ecriture, la poussière de mes souliers.
Mais, patience, là comme dans beaucoup clé nos cités où le coq n’avait pas eu à chanter trois fois avant que n’éclatent les accents de Maréchal, nous voilà , on allait bientôt voir ceux voués jadis aux gémonies prendre place au martyrologe.
Soyons francs : témoins de ces volte-face, témoins aussi de l’assouvissement de ces rancœurs qui se voulaient actes de justice, de ces procès où l’accusateur était le féal de la veille, il nous a été parfois pénible de reprendre notre poste au crénau ; passées les premières liesses du débarquement ce fut souvent davantage mus par le respect à l’engagement souscrit que portés par l’enthousiasme des soldats de l’An II.
Au cimetière de Rougemont (dans le Doubs). Tombés à l’automne 44. Au premier rang, les tombes du Chef de Bataillon Langlois, du Général Brosset, du Chef de Bataillon Mirkin.
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