La singularité de ce récit est d’être composé de son journal de marche, commenté a posteriori, et des lettres échangées avec sa femme Henriette restée en Tunisie avec leur fils Pierrot né en 1943. Nous vous proposons de découvrir le chapitre consacré à la Campagne d’Italie. Nous publierons prochainement l’intégralité de son ouvrage. (FR, Aout 2013).
*L’ITALIE
**Jeudi 13 avril 1944 :
Réveil ce matin à trois heures un quart.
Je viens de passer la dernière nuit à Nabeul avec ma femme. La séparation est pénible : c’est la deuxième fois que je quitte Henriette pour aller combattre, en 42 en Tunisie, et, maintenant, pour ?
Je ne peux retenir mes larmes lorsque je vais dire un dernier adieu à mon petit Pierrot qui dort, bien innocemment, dans son lit, couché sur le dos, dans une position qui lui est familière.
Quand le reverrai-je ? Et le reverrai-je ?
Il parlera certainement et ne reconnaîtra plus son papa. Un dernier baiser, une longue étreinte et je pars rejoindre mon cantonnement.
5 heures 15 : départ en camions vers Tunis où nous arrivons vers huit heures trente.
11 heures : après diverses manœuvres, départ entrain. Dans le compartiment, les six inséparables : JOUBE, notre capitaine, ANDRIOT, VICENT, MOINE, WINTERSDORFF et moi.
JOUBE qui, lui aussi, vient de quitter sa femme, restera un peu mélancolique malgré l’entrain de nos camarades, tout à la joie du départ, et qui ne laissent personne derrière eux, femmes et enfants s’entend.
**Vendredi 14 avril :
Après une nuit relativement calme nous arrivons vers onze heures à Bône. Cantonnement du bataillon et de la brigade à cinq kilomètres de la ville. Comme je suis maintenant officier T.Q.M. du bataillon, je descends en ville l’après-midi pour les états d’embarquement à fournir. Le soir j’ai un léger mal de tête dû, surtout, à la fatigue. COLCE et N’GATOUKOU ont monté notre guitoune que je partage avec ANDRIOT.
21 heures : je suis déjà enfilé dans mon sac de couchage, prêt à m’endormir, quand on vient me prévenir d’une note me désignant pour conduire, demain matin, un détachement précurseur vers le bateau.
**Samedi 15 avril :
Je pars du camp vers sept heures trente avec toutes mes affaires et les sept hommes du B.M. 24 qui m’accompagnent. Le camion nous dépose à la gare de Bône et nous prenons le chemin du port. C’est dans un magnifique bâtiment hollandais que nous embarquons : le » Christian Huygens « .
A treize heures déjeuner copieux dans la salle à manger des premières. Les cabines, comme la salle à manger, sont magnifiques. Un peu de travail, après déjeuner, pour reconnaître les différents dortoirs pour la troupe, mais rien de plus. Je pense que plus de deux mille cinq cents hommes vont pouvoir embarquer sur ce bateau !
Demain ce sera le tour des copains de monter à bord avant de lever l’ancre vers une destination encore inconnue. Mon petit doigt me dit que nous pourrions fort bien aller à Naples.
Ma femme doit être chez sa sœur, à Tunis, depuis avant-hier au soir. Je pense qu’elle doit avoir un cafard épouvantable.
**Dimanche 16 avril :
Nous serions bien restés au lit, ce matin, ni un breakfast copieux ne nous attendait pour sept heures trente.
Au cours de la journée, et particulièrement l’après-midi, nous avons eu un boulot monstre : décharger à quai et faire arrimer, dans les cales, seize jours de vivres, pour le détachement, quelque chose comme 3 300 caisses et 150 sacs ! Le travail, pour préparer l’embarquement de mon unité, s’est terminé à plus de huit heures le soir et j’espère que, demain, il n’y aura pas trop de bordel !
**Lundi 17 avril :
Comme prévu tout s’est bien passé ce matin et les 789 gradés et hommes de troupe du B.M. 24 étaient embarqués pour midi, tout le monde assez content.
Par l’intermédiaire d’un camarade j’ai pu envoyer une lettre à ma femme pour lui faire prendre patience car, après notre départ de Bône, elle risque de rester un bon moment sans nouvelle de nous.
J’ai été heureux de retrouver mes camarades de la G.A. que j’avais quittés depuis deux jours déjà. Le capitaine JOUBE m’a appris que Bizerte avait été bombardée vendredi, par une demi-douzaine d’avions allemands, intéressés, sans doute, par les véhicules de la 1e D.F.L. en instance de départ.
En remplacement de l’argent français, des lires nous sont distribuées, ce qui confirme notre engagement futur en Italie.
**Mardi 18 avril :
Toujours à quai ce matin. Peut-être que notre départ est pour la nuit prochaine ?
Hier au soir, sur ma couchette, je songeais à toutes ces belles journées passées en Tunisie et, particulièrement, à ces dernières semaines avec ma femme et mon fils. Et aussi aux magnifiques soirées de la popote, avec les camarades de la compagnie, et les tours pendables que nous avons pu faire, tous ensemble.
16 heures 20 : un remorqueur haie l’arrière du navire qui a déjà quitté le quai d’une vingtaine de mètres.
Tout lien avec l’A.F.N. est désormais coupé. Nous sommes maintenant en route, sur la Méditerranée, vers l’Europe.
**Mercredi 19 avril :
16 heures 30 : nous avons quitté la rade où nous étions ancrés depuis les environs de minuit, pour nous intégrer dans un convoi en route vers l’Italie.
Actuellement l’énorme pointe du rocher de la Sicile est sur tribord et, à notre hauteur, nous apercevons Trapani à la jumelle (cette fois nous en avons ! ) . Aucune alerte, à l’heure où j’écris ces lignes, n’est venue troubler notre quiétude. Si nous débarquons à Naples, demain matin, nous ne serons guère éloignés de plus de cent kilomètres de la ligne du front et les avions allemands pourraient bien venir nous rendre visite.
L’impression qui se dégage de ce convoi de sept gros transports de troupe c’est l’absolue tranquillité laquelle nous faisons route. Pour l’instant tout au moins, n’avons absolument pas l’impression d’être en guerre mais tôt de participer à une croisière ! Touchons du bois ! II ne faut jamais provoquer le sort !
20 heures 30 : une heure à peine après avoir ces lignes : alerte ! Deux contre-torpilleurs d’escorte ont grenadé mais de sous-marins nous n’en avons pas vu.
**Jeudi 20, vendredi 21 avril :
Je me suis levé de bonne heure ce matin pour admirer notre entrée dans la baie de Naples mais, malheureusement, un épais brouillard nous cache la presque totalité de la ville. A notre gauche : Capri. C’est vraiment dommage de ne pouvoir profiter du coup d’œil, la baie de Naples étant donnée comme l’une des plus belles du monde.
Complètement sur la droite du port sa majesté » le Vésuve » que nous retrouvons tel que non m de géographie nous l’ont fait connaître. L’éruption a eu lieu voici un mois à peine est terminée ; seul un mince filet de fumée continue à s’échapper du cratère vers le ciel. Les mauvaises langues attribuent cette éruption à un pilote de bombardier américain qui » a voulu voir ce que ça pouvait donner » en laissant tomber quelques bombes dans le cratère ! Mauvaises langues, bien sûr !
Nous sommes en retard sur l’horaire et nous n’accostons que vers neuf heures et demie. Toute la partie du port qui s’élève devant nous est en ruines et l’ensemble de la ville semble avoir été très touchée par les bombardements.
Vers dix heures nos camarades commencent à débarquer. Je reste à bord avec ma section, sur le bateau, pour aider au déchargement des sacs, étant » section de Jour- » de la compagnie.
Jusqu’à quinze heures trente nous attendrons que les opérations de transfert soient terminées pour monter, à notre tour, à bord d’une péniche de débarquement qui nous débarque le long d’un quai où des camions français nous attendent. Quelques heures encore avant de pouvoir récupérer les sept G.M.C. qui me sont nécessaires et nous partons enfin, à la nuit tombante, en direction de Trentola où la brigade doit cantonner. Après bien des hésitations du chef de convoi nous traversons le bled en question. C’est un bordel noir et vers onze heures seulement je parviens à retrouver ma compagnie installée dans le petit village de San-Marcellino, à deux ou trois kilomètres de Trentola.
Cantonnés chez l’habitant je retrouve mes camarades officiers installés dans une ferme dont les propriétaires semblent de braves gens. Mon lit monté je vais dormir lourdement, avec ce mal de tête qui persiste depuis notre départ.
Mes impressions ? Après une traversée magnifique, par une mer d’huile, c’est tout de même avec une certaine émotion que nous mettons le pied sur le continent européen ! L’adjudant DERVAUX , mon adjoint, surnommé » la chiotte « , une de ses expressions favorites, a une réaction imprévue en débarquant : il pisse un grand coup dans l’eau, du haut des quais, en gueulant à la cantonade » et voilà ce que j’en fais, de ta » mare nostrum « , mon con de Mussolini ! C’est un éclat de rire général et, tout de suite, des dizaines de gars l’imitent et pissent à leur tour dans la mer ! Le tableau aurait mérité une photo souvenir !
Naples en grande partie détruite, le reste du pays traversé ne valant guère mieux, laisse apparaître une grande misère que nous ne pouvions imaginer. Je n’ai pas vu un homme habillé correctement : tous ont des vêtements rapiécés et pourtant les magasins ne sont pas vides mais les produits exposés sont hors de prix. Le kilo de pain vaut trois cents lires, soit cent cinquante francs !
San-Marcellino est un petit village paysan, comme le serait un petit village de France, mais avec la différence qu’ici c’est la misère noire, tant matérielle que morale. Par contre je suis écœuré de voir l’importance du clergé dans ces zones rurales (fief de Mussolini) : pour un bled de deux mille personnes, sept curés ! Celui qui vient d’entrer dans la ferme où nous habitons est accueilli par les hommes qui lui baisent la main ! Et il faut voir quand les cloches sonnent à sept heures du soir : tous les hommes se découvrent et les femmes se signent quel que soit l’endroit où ils se trouvent (au lit en train de baiser ?)
A côté de cela pas d’école primaire !
C’est dans une pièce de notre ferme que l’instituteur, qui parle le français, fait l’école à une douzaine de gosses. Misère, partout la misère !
Cette journée du vendredi s’est passée à l’aménagement du cantonnement qui, comme le reste du village, est dans un état de malpropreté repoussant.
Le soir nous avons installé notre popote dehors car il fait un temps délicieux et, à table, les chansons que nous chantions à Nabeul sont reprises en chœur. Vers dix heures une Italienne de la ferme nous interpelle du premier étage pour nous indiquer que » Napoli est bombardé « . En effet, par vagues successives, nous entendons les avions allemands décharger leurs bombes sur le grand port italien. Cela nous coupe le sifflet !
Nous restons un long moment à contempler la lueur des explosions, très visibles d’où nous sommes, et les projecteurs jouer à cache-cache avec les avions, eux in-
Très mauvais début de nuit ! Je couche en bas avec le capitaine JOUBE et ANDRIOT . Tout d’abord JOUBE n’a pu s’endormir avant d’avoir tué une punaise ! Puis le gros chien s’est mis à aboyer et, pour couronner le tout, le chat a pris la relève avec des » Mrrraous » hystériques !
**Samedi 22 avril :
Je suis allé ce matin faire un tour à Trentola, lieu de cantonnement de la brigade. Le long de la route nous sommes surpris de la façon dont la vigne est cultivée ici. Dans ce pays les vendanges se font avec des échelles en montant le long des arbres ! Expliquons-nous ! Partout, dans les champs d’énormes peupliers et des pieds de vigne qui montent très haut dans les branches ! D’arbres en arbres des lianes sont tendues ce qui permet à la vigne de tisser d’immenses toiles d’araignée sur laquelle, ou à partir de laquelle, les grappes de raisin mûriront au beau soleil.
En dessous : des vaches, énormes, ce qui nous change du cheptel algérien ! Ce qui nous frappe aussi ce sont les villages, très rapprochés les uns des autres, comme en France, alors qu’en Algérie il faut faire des kilomètres entre deux petits bleds et des centaines entre deux ville importantes.
Il fait beau ; une nature accueillante, toute verte. Plus de cactus ni de palmiers. C’est l’Europe et cette seule pensée nous rend heureux. La guerre est près de nous et la radio annonce que » Cassino » aurait été prise par les Anglais. Je crois que nous ne resterons pas longtemps ici et que, dans quelques jours nous saurons à quoi nous en tenir.
**Dimanche 24 avril :
Journée de repos. J’ai pris mon second bain de soleil de l’année, complètement nu, allongé sur mon lit de camp dans le jardin, (le crémier à Nabeul, en janvier, après une baignade plutôt froide).
J’ai écrit à maman, à Mado et à son ami G…, qui doit se trouver dans les parages, et, aussi, à sa femme.
L’histoire de Cassino n’était, malheureusement, qu’une histoire.
**Lundi 24 avril :
R.A.S. – Nous avons fait, ce malin, une marche d’une douzaine de kilomètres afin de nous remettre en jambes « .
**Mardi 25 avril :
Hier au soir, avec ANDRIOT et VINCENT, nous sommes allés faire un tour à Aversa, petit village situé à quatre ou cinq kilomètres d’où nous sommes. Nous avons assisté à un nouveau bombardement de Naples qui valait la peine d’être vu, en spectateurs !
**Mercredi 26 avril :
Lettre à Henriette pour lui décrire nuire vie et dans quel pays nous sommes :
« … Aujourd’hui, et pour la première fois, il pleut.. Nous avons repris l’habitude des bombardements. Avant-hier toute la région a été particulièrement soignée par la » Luftwaffe » et, hier, seul le mauvais temps a dû les empêcher-de revenir. Chaque soir, entre neuf et dix heures, nous reconnaissons le ronronnement particulier des moteurs allemands. Par contre, de jour, la chasse alliée est maîtresse du ciel.
La viande, ici, est magnifique et pas tellement chère pour nous (le change nous est, bien sûr, favorable) : 120 francs le kilo. Hier nous avons acheté, par gourmandise, un kilo d’anguilles pour 100 francs. 11 y avait des années que je n’en avais mangées ! Les fruits, aussi, sont bons : nous nous sommes régalés de kilos de pommes qui n’uni pas le goût de flotte comme en A.F.N.
Hier au soir nous avons récupéré non voitures, signe avant-coureur d’un départ prochain.
Dans la campagne où nous sommes toutes les femmes sont sur le même gabarit : petites avec un cul » gros comme une malle arabe » ! Et sales ! Elles marchent toutes pieds nus, non par manque de godasses, mais par habitude. Un chant des femmes que nous entendons, quelques fois, le soir, ressemble étonnamment au chant arabe, avec les mêmes modulations. Il faut aller voir » Norbert » (autre code entre Henriette et moi) pour en trouver de mieux. (autrement dit aller à Naples)
Le régime, ayant interdit les bordels, le raccrochage, chez ce même Norbert, se fait à une échelle insoupçonnée. Des camarades, qui sont descendus à Naples, pour question d’échange d’argent pour le bataillon, nous ont raconté des faits ahurissants. Tous les cents mètres des gosses de sept à huit ans, qui font le travail de racoleurs, te demandent si tu veux une chambre. Si c’est O.K. tu te retrouves dans une famille tout à fait bien où, pour 250 francs, tu peux coucher avec la sœur, la mère ou, pourquoi pas, l’homme de la maison ! Tout le monde se vend et est à vendre, seul moyen de survie. Au-dessus du lit familial une photo de la Madone et une petite veilleuse qui brûle en permanence ! (voir le livre magnifique de Malaparte, » La peau « , et qui traite de ce sujet).
Venus, avec au cœur, une haine que l’on croyait tenace, on fait comme tout le monde à la ferme : on distribue aux gosses nos biscuits et nos bonbons et, aux hommes, quelques cigarettes. On ne peut rester insensible à la misère de tout un peuple !
Je te laisse …
**Vendredi 28 avril :
Parti ce matin avec MOINE, pour Naples, nous y arrivons assez facilement en stop dans le courant de la matinée que nous terminons par du lèche-vitrines. Il y a effectivement de tout dans les magasins mais pas beaucoup de clients en dehors des soldats alliés qui achètent pour eux ou pour expédier à leurs familles.
Vers onze heures, après avoir repoussé une quantité d’offres pour » mangearer » ou pour » madame « , nous nous décidons, ayant un petit creux, à suivre un boiteux qui nous promet un menu alléchant. Après quelques détours nous arrivons dans une maison d’apparence bourgeoise où nous sommes reçus par une servante charmante (la fille ?), le type même de la servante d’auberge qui se laisse gentiment peloter les fesses ou les seins mais qui s’échappe dans un sourire quand les caresses deviennent trop hardies.
Le boiteux ne nous a pas menti : le menu est bon et copieux et nous change de la gamelle américaine à laquelle nous sommes maintenant soumis. Poissons (rougets), beef aux pommes, salade, fromage, fruits… le tout arrosé d’un » Lacrima-Christi » à vous faire pleurer !
Le soir nous rentrons avec le capitaine JUGUET, toubib du bataillon, et le capitaine TENCE qui commande la 3e compagnie et qui, eux, sont descendus en jeep.
**Dimanche 30 avril :
Je me suis reposé hier, samedi, et aujourd’hui je suis officier de jour de la compagnie ce qui fait que Je suis de permanence. Les copains sont descendus, avec les Européens du bataillon, visiter Pompéï, le Vésuve, avec retour et dîner à Naples. Je comptais profiter de ce repos forcé pour écrire un peu mais je me suis fait une entaille profonde au pouce en ouvrant une de ces saloperies de boîte de beans.
**1e et 2 Mai 1944 :
Lettre à ma femme : » … J’ai reçu, hier, et avec quelle joie, tes lettres des 19 et 23 avril. Tu me dis que les classes 22 et 23 sont mobilisées et que, de ce fait, Francis risque de partir. Heureusement que Marthe a Marie Thérèse. Je vois que notre fils a une prédilection pour les cheveux de cette dernière !
Les nouvelles d’Alger sont franchement, mauvaises et maman me dit que Madeleine a été très fatiguée à Pâques par un étouffement et que ma sœur t’écrit, elle-même, pour te dire qu’elle ne pense plus être là pour te revoir, ainsi que Pierrot, à ton retour ! J’ai peur, chaque jour, avec ce décalage du courrier, de n’apprendre sa mort que lorsque tout sera terminé depuis longtemps.
As-tu reçu des nouvelles de madame Joube ? Elle a dit à son mari t’avoir écrit.
Hier, 1e mai, j’ai beaucoup pensé au peuple de France qui a dû débrayer un peu partout et manifester contre le Boche et contre Vichy.
Embrasse bien Nani pour moi, ainsi que la famille Gandy, et reçois de ton grand mari … « .
Depuis six mois que le corps expéditionnaire français, commandé par Juin, est à pied d’œuvre, en Italie, le front s’est stabilisé en butant sur Cassino, ’ l’imprenable. Tous les sacrifices que nous avons consentis et, en particulier celui du 4e R.T.T. (régiment de tirailleurs tunisiens), n’ont servi à rien. Le » Belvédère » a bien été pris mais les Alliés n’ont pas suivi et il a fallu l’évacuer, cela au début de février. Depuis, et malgré les attaques aérienne de grande intensité, Cassino a tenu. C’est le « Stalingrad » allemand en Italie. Contre l’avis de Juin les généraux américains e les britanniques en ont fait une histoire d’honneur : Cassino doit tomber ! Et bien non et c’est en définitive le plan Juin qui prévaudra mais avec cinq mois de retard : contourner Cassino et marcher sur Rome.
Dans le livre de Jacques Robichon, consacré au C.E.F. en Italie, on peut lire, page 150 : » … en établissant le diagramme des opérations de la 3e D.J.A. autour des principaux sommets du Belvédère, entre le 26 janvier- et, le 2 février 1944, le lieutenant Galharague aboutit aux constatations suivantes :
- la cote 700 a été prise par nous quatre fois
- la cote 711, trois fois.
- la cote 915, deux fois et contre-attaquée par l’ennemi quatre fois.
- la cote 862 a été prise par nous deux fois et contre-attaquée par l’ennemi douze fois ! …
Pour le 4e régiment de tirailleurs tunisien dix jours de combat pour la conquête du Belvédère se termineront par un sanglant bilan : 15 officiers tués, 160 sous-officiers, 1 200 caporaux et tirailleurs tués, blessés ou disparus. Ce qu’ils ont enduré avant de mourir ? 2 jours sans eau, 5 jours sans nourriture, 30 charges à la baïonnette.
Un de ces soirs de l’hiver 43-44, qui a semblé ne jamais devoir finir, un médecin de chars, Louis Lataillade, ami d’Albert Camus et d’Edmond Brua, écrira les premiers vers suivants face à l’holocauste du Mont Cassin :
- Bénédictins de la guerre,
- Etranges pèlerins de Saint Benoît
- Sous les murailles du Monastère,
- Anglais, Américains, Marocains et Gourkhas
- Et Polonais aussi – qui vous dira pourquoi
- Vous êtes venus là des quatre coins de la terre,
- Pour offrir des présents dont on ne sait que faire,
- Pour offrir votre peau dont on ne fait pas cas.
- Une fois, deux et trois, à la septième fois
- Les murailles ne tombèrent pas.
- La chanson des moteurs se rallume et s’éteint,
- Glissent du ciel les bombes lourdes,
- Cassino, Cassino, aux signaux du destin
- Les yeux restent fermées et les oreilles sourdes.
- Et, dans la belle lumière du matin,
- L’essaim rageur des abeilles
- Tourne et tourne encore sur l’Abbaye,
- Avec une patience de Bénédictins…
(même livre pages 204 et 205 )
L’arrivée de la 1e D.FL. du général Diego BROSSET complète à cinq divisions le C.E.F. en Italie. Rebaptisée 1e D.M.I. pour la circonstance (1e division motorisée d’infanterie) ce titre n’accrochera jamais à ses basques. Pour tout le monde elle restera la 1e division française libre.
Pages 227 et 228, du même livre de Robichon, iI évoque nos rapports avec la M.P. (la military police ) :
— » … Jusqu’ici les rapports entre Français et M.P. américains sont restés dans les limites des justes mesures de salubrité urbaine, selon les règles d’une discipline plus ou moins librement consentie. Tout se met à changer à partir du printemps 1944. La D.F.L. de BROSSET est arrivée en Italie. Dès lors c’est la lutte au couteau, et pas seulement au figuré, pour la conquête, à la tombée de la nuit, des trottoirs et des bars de la via Roma.
Les légionnaires de la 13e demi-brigade et les fusiliers-marins de Bir-Hakim n’ont pas la réputation de se laisser marcher sur le ventre. Alors, un soir, armes à la main, ils ont attendu leurs rivaux, les motards de la M.P. Bilan : plusieurs morts U.S. sur le terrain, quelques blessés légers dans l’autre camp. Et la liberté, durablement assurée, pour les Français, dans les rues de Naples … « .
Nous en sommes là, à la veille du 10 mai 1944, quatre ans jour pour jour après le déclenchement de l’offensive allemande du 10 mai 1940 en France. C’est, pour nous, la campagne d’Italie qui commence.
**Jeudi 4 mai et vendredi 5
Enfin, ce soir, quatre mai, nous montons en ligne. La journée se passe en préparatifs de toutes sortes : chargement des véhicules, nettoyage du cantonnement…été. A dix -huit heures dernier repas dans la cour de la ferme comme nous en avons l’habitude. Je ne me sens pas dans mon assiette, c’est le moment de le dire ! Au milieu du dîner je suis obligé de m’excuser : je vais restituer ce que j’ai avalé à midi et que je n’ai pas digéré.
Jusqu’à l’heure du départ, minuit, je ne fais que rendre par à-coups et je quitte San-Marcellino complètement vidé et anéanti. Je laisse conduire mon chauffeur, LELIEVRE ( dit Lapin ), jusqu’à trois heures du matin avant, de reprendre le volant de la jeep pour qu’il puisse se reposer-un peu. Nous allons être trois à vivre ensemble, pour le meilleur et pour le pire, LELIEVRE, GOLCE et moi et nous allons former une équipe formidable sur tous les plans.
Nous traversons des villages italiens en ruines, complètement déserts. Vers trois heures et demi l’un de mes camions, pour ne pas décrocher du convoi, accélère légèrement mais, tous feux éteints, heurte le rebord d’un pont : le camion et les hommes n’ont rien, mais le canon est légèrement abimé. Cet accident nous fait perdre une demi-heure puis nous repartons à nouveau.
Notre marche est lente, coupée de pauses fréquentes, à des carrefours, par exemple, quand nom ; devoir céder le passage à des convois descendants. Ce n’est que vers six heures du matin que nous arrivons à notre nouveau cantonnement, après une conduite difficile sur des routes on née in.
Je suis complètement abruti, fatigué au possible. Dito la montée en ligne que je fis en 43 entre Sed-jenane et le Bordj des Monopoles ! Ce jour-là j’avais bien 40 de fièvre et pourtant il m’avait fallu faire vingt kilomètre ! à pied avec tout le barda. Il n’y a pas à dire le progrès, c’est à dire la jeep, c’est formidable !
Dès l’arrivée je me suis fait chauffer une boîte de » rations « que j’ai réussi à conserver. Cela va mieux. Après quelques heures de sommeil dans la guitoune, montée par COLCE, tout ira mieux à nouveau.
L’après-midi je creuse mon trou individuel, torse nu sous le soleil. Je ne me lasse pas d’admirer le magnifique paysage. Cela me rappelle les Pyrénées, ces grandes montagnes en forme de cirque, tout autour de nous. A non pied-une vallée étroite, des coteaux boisés, verdoyants, cultivés : un vrai pays de cocagne !
Derrière des canons français de 155 long crachent le feu à des intervalles réguliers. En face les massifs de Cassino.
Je me couche de bonne heure, le cœur léger, goûtant ce camping imprévu et plein de charme, après la lettre traditionnelle à ma femme vers qui vont toutes mes pensées.
— » … Je vois que tu as l’intention de remonter plus rapidement que prévu à Alger… J’ai eu des nouvelles de notre ami Maurice G… qui est au repos pas très loin de chez nous et qui doit » remonter » prochainement. J’ai repris ma petite vie du corps franc sous la guitoune avec, pour bruits de fond, les » départs » des 155 français qui se trouvent derrière nous.
Il fait chaud, la nature est belle et, par association d’idées, je pense à notre première sortie camping à Camp des Chênes… » .
**Samedi 6 mai :
Ordres et contre-ordres se succèdent à une cadence encore jamais atteinte ! Finalement le capitaine, ANDRIOT et MOINE montent vers les lignes et je prends le commandement de ce qui reste de la G.A., mes antichars ne pouvant être utilisés que dans la deuxième phase de l’offensive, en direction de la plaine de Rome.
**Dimanche 7 mai :
Toujours ordres et contre-ordres toute la journée. La moitié de la section de mortiers ( ANDRIOT ) et la 7,6 ( les mitrailleuses de 7,6 mm de VINCENT ) partent ce soir à pied, les pièces chargées sur des mulets. C’est un beau bordel, mais tout finira bien !
**Lundi 8 mai :
Matinée et soirée calmes. J’ai uniquement à m’occuper, ce soir, du ravitaillement qui part avec les jeeps.
**Mardi 9 mai :
Je reste seul, ce soir, avec mes A.T. le reste de la compagnie rejoignant les lignes.
Cet après-midi j’ai reçu une lettre de ma femme, toujours à Tunis, et m’annonçant une atroce nouvelle : la mort de Mado, ma grande petite sœur, décédée le 28 avril à Alger. Je ne peux me faire à cette idée de ne plus retrouver, à mon retour, la camarade des bons et mauvais jours que Madeleine fut pour moi. Le soir je pleure celle que j’ai tant aimée, tant chérie.
**Mercredi 10 mai :
Sur le plan militaire : R.A.S. Je fais une lettre à ma femme : » … j’ai reçu hier tes lettres des 1e et 3 mai. Malheureusement j’ai commencé par décacheter celle du 3 et, à travers mes larmes, je n’ai pu arriver jusqu’au bout. Heureusement que je ne suis pas encore engagé et que je ne le serai que dans quelques jours : j’espère avoir le temps de récupérer. Je n’arrive pas à croire qu’elle nous a quittés sans que nous soyons à ses côtés, l’assistant dans ses derniers moments. Je vais faire une lettre à maman, qui n’avait pas besoin de cela ! Je pense que, maintenant, tu es arrivée à Alger et que maman puise du réconfort auprès de toi et de son petit-fils.
Cette maudite guerre m’aura séparé de ma sœur au moment où celle-ci avait besoin de toute ma présence pour quitter, le moins péniblement possible, cette terre qui n’a pas été particulièrement indulgente pour elle.
J’espère que ton voyage de retour n’aura pas été trop pénible. J’ai écrit un mot à Maurice G…, son ami, pour lui faire part de la triste nouvelle.
Embrasse Pierrot pour moi, ainsi que maman et … ».
**Jeudi 11 mai :
Ce soir, à vingt-trois heures, c’est enfin l’heure H pour l’offensive alliée. Hier le sous-lieutenant MAGNEN , de la C.C.I. (compagnie de canons d’infanterie ), été tué par un coup de mortier au but, dans son trou !
La pensée de Mado ne m’a guère quitté dans ces deux jours. Ce matin je suis allé en jeep A (’nul essayer de voir Maurice G… Trop tard : depuis quatre jours ils pont partis.
**Vendredi 12 mai :
Toute la nuit du jeudi au vendredi, et de 23 heures à 6 heures du matin, l’artillerie lourde a pilonné les Allemands. A vingt-trois heures très précises et sur un signal transmis par la B.B.C., 2 000 canons crachent leur premier obus à la même seconde. Dans la nuit 284 000 obus vont déclencher un tonnerre de cataclysme répercuté par les échos de la montagne. C’est la nuit du Garigliano et la bataille vient de s’engager. La 1e D.F.L. est à la droite du dispositif français, à sa gauche (et au centre ) la 2e D.I.M. chargée du » coup de bélier » ayant elle-même à sa gauche la 4e D.M.M. Quant à la 3e D.I.A. du général de Monsabert (celle qui a vécu le Belvédère), elle est gardée en réserve, avec les goums, pour exploiter la trouée que tous escomptent.
Nous avons plié les guitounes et nous attendons les ordres de départ. Tard dans la journée nous apprenons que l’attaque a échoué et que, déjà, les pertes sont portantes. Rien que chez nous, à la D.F.L., plus d’une centaine de tués et de blessés dont quinze officiers.
Je fais une lettre à ma femme : » La nuit les Teutons ont ramassé quelque chose comme dégelée d’artillerie ! Ce matin, en ouvrant ton journal, tu voir l’annonce de l’offensive alliée en Italie qui, cette fois et nous l’espérons tous, ne s’arrêtera qu’à Rome !
Je m’attends, d’un moment à l’autre à être engagé : tout dépendra de la rapidité avec laquelle les copains vont enlever les premiers objectifs. Ce matin, par centaines, les bombardiers américains sont passés au-dessus de nos têtes : c’est la revanche qui est en route. Il y a quatre ans je me trouvais à l’Ecole de l’Air de Rochefort et, chaque nuit, nous devions prendre le maquis pour échapper aux bombes allemandes ! Maintenant c’est à leur tour de connaître ces désagréments. Ils paient cher leurs premières victoires la fin sera encore plus terrible pour eux.
Nous venons d’apprendre la chute de Sébastopol, éclatante victoire pour les Russes. Ce que nous attendons, chaque jour, c’est l’annonce de l’ouverture d’un second front qui aurait très bien pu se concilier avec le déclenchement de l’offensive alliée en Italie. Ce serait pourtant le moment de donner le petit coup de pouce qui hâterait la fin de la guerre.
Pierrot entrera dans la vie au moment où la France sera en plein essor, en plein travail. Il ne connaîtra pas les années extraordinaires que je vis depuis bientôt dix ans et, s’il fonde un foyer, dans quelque vingt ans, sa femme n’aura plus à attendre, seule avec son bébé, le retour problématique de son mari parti au front.
Nous avons toujours un soleil magnifique et pourtant, à quelques kilomètres de là, sous ce même soleil des milliers d’hommes sont en train de s’étriper. Que c’est con une guerre !
Tu marqueras peut-être de l’étonnement en lisant cette lettre de voir que je ne parle plus de Mado ? Je n’en parlerai plus jamais et je te demande d’en faire autant, jusqu’à mon retour. Que deviens-tu ?… « .
**Samedi 13 mai :
Onze heures. Je reviens de l’enterrement de notre camarade le sous-lieutenant FAUROUX , du B.M. 24. Le premier officier de notre bataillon tué au combat. L’aspirant JEANNE aurait été tué à ses côtés mais son corps n’a pas encore été ramené.
Quinze heures : on annonce un débarquement au Havre et à Marseille. Si seulement cela pouvait être vrai !
Seize heures : une autre bonne nouvelle : Cassino aurait été pris par les Anglais !
En ce qui concerne le B.M. 24, son premier objectif, Saint Andréa, est tombé.
**Dimanche 14 mai :
Je suis réveillé par un de mes sergents, à cinq heures, qui m’annonce que l’ordre de départ, pour la section, vient d’arriver. Nous devons passer ce matin, vers neuf heures, le pont du » Tigre » sur le Garigliano. La grande aventure va commencer mais je regrette déjà d’avoir pris le commandement de cette section anti-chars qui m’éloigne des combats de tous les jours.
Ce soir nous devrions coucher à Saint Andréa et le bataillon est redescendu des djebels, le nettoyage terminé. San Appolinare et San Giorgio sont pris.
**Lundi 15 mai :
Nous attendons que le génie ait terminé une piste à travers la montagne pour rejoindre les éléments avancés qui combattent au-delà de San-Giorgio.
Finalement nous partons par la route, le génie ayant de la difficulté à finir sa piste pour qu’elle soit accessible aux camions. Nous prenons position derrière le bataillon mais le secteur est calme, d’autres éléments nous précédant.
**Mardi 16 mai :
Après ordres et contre-ordres nous restons Jusqu’à près de cinq heures sur nos positions. Par la radio du P.C. arrière du bataillon nous suivons, à distance, la bagarre qui continue en avant de nous. Le B.I.M.P. (bataillon d’infanterie de marine et du Pacifique ) passe un moment assez critique après une contre-attaque allemande. Ses pertes sont importantes mais son flanc gauche réussit à redresser la situation, en partie grâce à MOINE qui se jette dans la mêlée avec ses mitrailleuses légères.
Nous partons un peu après dix-sept heures.
Traversée de San-Giorgio. De ce village à la ligne des combats, trois kilomètres d’une route rectiligne arrosée, par intermittence, de coups de mortiers qui claquent sec !
Entre deux » arrivées « , et quelques émotions, nous passons sans incident et je prends position à un nœud de pistes, à quelques centaines de mètres du front. Quelques balles perdues et, la nuit, quelques tirs de harcèlement viennent nous rappeler que, cette fois, c’est du sérieux !
**Mercredi 17 mai
Dure journée, aujourd’hui, pour notre Bataillon. Parti à l’attaque vers sept heures du matin, le B.M. 24 n’a pratiquement pas rencontré de résistance au démarrage i et a avancé de trois à quatre kilomètres sans problème, jusqu’à Monte Calvo, au pied de l’énorme Monte d’Oro.
L’après-midi, par contre, à l’endroit où j’étais resté en position, je vois une trentaine de tirailleurs qui refluent vers mol, visiblement affolés, et qui me répètent : » Boches y en a fait prisonnier bataillon ! »
Je suis assez inquiet. D’ici nous nous rendons compte que tout ne va pas pour le mieux, ceci étant confirmé par une recrudescence de coups de mortiers sur le carrefour que nous tenons. Je me décide à prendre ma jeep e t. je vais voir le colonel RAYNAL qui m’informe que, comme hier- pour le B.I.M.P., le B.M. 24 a subi une contre-attaque sur son flanc gauche au cours d’un essai de progression. II a dû se replier sur sa base de départ, le Monte Calvo, et j ’entends à la radio le commandant SAMBRON dire que, à nouveau, il tient bien en main son bataillon.
De retour sur ma position, et toujours inquiet par l’arrivée de nouveaux tirailleurs, je prends l’initiative de les regrouper pour les faire remonter en ligne. Lorsque que je retrouve le commandant SAMBRON, sur le Monte Calvo, II pousse un soupir de soulagement en apprenant que je lui emmène une trentaine d’hommes de la 3e compagnie qu’il croyait bien avoir perdu complètement.
J’apprends que l’aspirant DESGRANGES a été tué d’une rafale de mitraillette en plein cœur. Le Capitaine SICARD , commandant la 2e compagnie, est évacué pour une blessure ne présentant pas, heureusement, trop de gravité.
Les Allemands, après la contre-attaque, ont décroché mais le bataillon, à court de munitions, fatigué et très éprouvé moralement, ne peut organiser la poursuite. Au cours de la nuit il sera relevé par un bataillon de la 2e Brigade qui doit reprendre, demain à l’aube, la progression.
L’affaire a tout de même été vraiment chaude mais je rentre rassuré m’étant rendu compte, de visu, que -tout était rentré dans l’ordre.
Tard dans la nuit nous voyons, de l’autre côté du Liri, des dépôts de munitions ennemis sauter sur des coups directs de notre artillerie.
Dans la journée j’ai fait redescendre du djebel le corps du sergent GALLUCI , tué dans la nuit, et que je fais enterrer en 776×106, carte de San-Giorgio.
Nous avons eu l’occasion, au cours de la mise en terre du corps de notre camarade, d’assister à une scène poignante. Mon adjoint, l’adjudant DERVAUX qui, comme nous tous, retenait ses larmes et son émotion avec beaucoup de peine, a eu un geste sublime : ouvrant son portefeuille il a pris une petite fleur desséchée que sa femme lui avait. donnée à Tunis et a jeté cette fleur sur le corps du sergent. Cela valait bien tous les plus beaux bouquets du monde !
Lettre du même jour à ma femme : « … Je n’ai pas eu de courrier depuis x jours et tu me manques. Tu dois savoir par les journaux ce qui se passe ici et les résultats obtenus. Pour l’instant, et avec pas mal de chance, aucun des officiers que tu connais n’a eu la moindre égratignure !
Cette fois-ci je tiens à jour mon » Journal de route » et j’espère bien, prochainement, pouvoir te lire ma prose et te faire connaître la vie que j’ai menée loin de toi. Cela compensera mes lettres dans lesquelles je ne peux pas dire grand-chose du fait de la censure, ce qui est bien compréhensible.
Le jour cela va à peu près mais la nuit, quand nous sommes couchés dans nos trous, on a quelquefois le cœur qui se serre lorsque nous sommes arrosés par des obus ennemis. J’ai toujours, à ces moments-là, en retenant mon souffle, une pensée pour toi et le fils. Comme ce soir … »
**Jeudi 18 mai :
Six heures trente : alors que le bataillon doit être sur ses nouvelles positions, au bord du Liri, j’attends toujours que l’on vienne me récupérer. Depuis une heure nous recevons des obus allemands qui cherchent une batterie alliée située derrière nous. C’est très désagréable au réveil !
**Vendredi 19 mai :
Nous avons rejoint, hier après-midi, notre nouvel emplacement. Tranquillité absolue, les Allemands ayant décroché dans la nuit, de l’autre côté du Liri, sous la poussée des Canadiens de la 8ème armée et sur une profondeur de près de dix kilomètres.
Dix-neuf heures : les nouvelles sont excellentes : la VIIIe armée a pris, cette fois pour de bon, Cassino. Continuant son avance elle se trouve sur la ligne Piedimonte, Tarella, Pontecorvo, Belmonte. Dans notre secteur le C.E.F. poursuit son avance de Pontecorvo à Monte-del-Mandrone, Monte Pala, Pico.
Je donne Rome dans moins d’un mois !
**Samedi 20 mai :
Journée déjà moins bonne ! Pontecorvo n’est pas encore tombé malgré les bombardements de l’aviation qui ont duré toute la journée. A quatre heures de l’après-midi nous avons quitté notre emplacement pour venir au cul de notre bataillon qui attaque. Les pertes sont grosses de notre côté : hier au soir on comptait cent vingt-cinq gars d’évacués avec plus d’une vingtaine de tués. Parmi eux le sous-lieutenant MERREAUX à un passage de pont continuellement marmite, avec son adjoint et l’un de ses sergents, chef de section. Ils venaient, tous les trois, d’être affectés à la 3e compagnie qui, décidément, porte la poisse.
C’est demain au tour de WINTERSDORFF de nous quitter pour prendre la place de MERREAUX.
Toute la nuit les mortiers et les Nebelwerfer allemands ont donné et des coups ne sont pas tombés bien loin.
**Dimanche 21 mai
Mauvais début de journée : les Allemands s’accrochent à Pontecorvo, important bastion de la ligne Hitler et en profitent pour arroser copieusement les arrières. Comme nous sommes à deux kilomètres du front nous en prenons notre part.
Dix heures : je fais une lettre pour Alger : … Toujours pas de nouvelle de toi. Je suis en parfaite santé et le ravitaillement, qui est excellent, arrive bien. II y a beaucoup d’améliorations depuis la Tunisie et, en que C.E.F., nous avons même droit à du pain et à du vin
J’ai achevé d’écrire ma » Campagne de Tunisie et je suis arrivé à la page 259. Je te ferai parvenir le manuscrit lorsque je serai certain qu’il ne puisse pas se perdre en route.
MOINE a été « blessé, il y a trois jours, mais très légèrement au cou ; il a eu un pot formidable ! Il est toujours parmi nous, sa blessure n’ayant pas donné à une évacuation. Je crois qu’il aura sa croix de guerre il ne l’a pas volée !
J’ai déjà remué, depuis notre départ, quelques mètres cubes de terre pour faire mes trous. Si, à la fin de la guerre, je suis en chômage, je pourrai toujours m’embaucher comme terrassier !
Nous vivons à trois, c’est à dire l’équipage de la jeep qui comprend LELIEVRE, le chauffeur, COLCE et moi, comme en Tunisie avec Akacha et Simoni. Les journées sont » chaudes » et les nuits » fraîches » .
J’ai reçu avant-hier une lettre de Maurice G… complètement désespéré de la mort de Madeleine. Je crois qu’il l’aimait profondément et le coup, pour lui aussi, a été rude.
Je pense que ce petit mot te trouve m en bonne santé et je… » .
18 heures : on annonce l’évacuation de Pontecorvo que plus personne n’occupe. Les Français ont pris le Monte Leucio, bien en avant de la ville, de l’autre côté du Liri.
Pour terminer la journée je reçois deux lettres de ma femme qui me font oublier bien des misères. Elle est de retour à Alger depuis le 13 au soir, bien contente de se retrouver chez nous, après de longues semaines chez Marthe, mais cela lui aura permis de passer le cap de cette nouvelle séparation.
Elle a retrouvé à la gare maman, Augustine et Claude (ma deuxième belle soeur, Augustine Poinsot, mariée avec Laurent et ayant deux garçons, Christian et Claude ). Elle me dit avoir eu aussi la visite des Fénard, lui attendant toujours son affectation, elle son gosse (dans trois mois) .
A vingt heures rafales de Nebelwerfer ! On a juste le temps de se planquer dans son trou ! On apprend, quelques minutes plus tard, que le sous-lieutenant BONALDI, blessé au talon par un éclat, est évacué.
**Lundi 22 mai :
Alors que nous comptions passer la nuit précédente en toute tranquillité nous avons eu une chaude alerte à quatre heures du matin : des avions allemands nous ont survolés grenadant tout le terrain. J’avoue qu’à certains moments, quand le sifflement des éclats passait au-dessus de mon trou, j’avais la peur au ventre et je pensais à ma femme et à mon gosse.
La 13e demi-brigade de la Légion Etrangère (de la 1e D.F.L.) qui attaquait hier nu soir a eu don pertes sérieuses, les Allemands ayant contre-attaqué aux lance-flammes.
Nous décrochons pour nous porter derrière le Monte Leucio, en 340, en flanc garde fixe. Je me retrouve, du fait de la configuration du terrain, nettement en avance par rapport au bataillon. Nous terminons notre installation à la tombée de la nuit. Comme je reviens avec COLCE de visiter mes emplacements de batterie nous sommes surpris par un tir de Nebelwerfer, Juste le temps de se jeter à plat ventre le long de la piste : un fracas épouvantable, une gerbe de feu nul éclaire tout et me remplit les yeux. Nous nous retrouvons tous les deux recouverts de terre dans la fumée de l’explosion. Nous devons notre salut au simple fait que la piste est en déblai par rapport au talus qui se trouve à notre droite. COLCE me dit un » Y-a chaud, mon lieutenant ! » oui se passe de commentaires !
**Mardi 23 mai :
Nous sommes retournés ce matin, COLCE et moi, voir le trou du Nebel qui nous a raté de peu hier au soir. A trois mètres de la route en bordure de laquelle nous étions couchés, un entonnoir de deux mètres de diamètre. Nous ramassons tout autour des éclats de vingt centimètres de long sur sept à huit de large. Quel pot !
Pour nos lecteurs les » Nebelwerfer » ne sont qu’une pâle copie des » orgues de Staline « . Le Nebel ne compte que six tubes, à mise à feu simultanée, qui lancent des roquettes d’assez gros calibre (150 mm ) avec une très forte charge d’explosif, d’où ce bruit terrifiant. Au départ un sifflement caractéristique et, à l’arrivée, un bruit à démoraliser un régiment de sourds-muets ! A l’intérieur un peu de tout : ’le- billes, de la vieille ferraille. .. etc, n’importe quoi ! Par contre aucune précision dans le tir.
**Mercredi 24 mai :
Quelle nuit ! A trois heures du matin les avions allemands sont revenus nous grenader et l’un d’entre eux, en piqué, n’a rien trouvé de mieux que de lâcher trois bombes qui sont tombées dans un rayon d’une centaine de mètres autour de mes pièces, dont une entre celle de GISCARD et celle d’ ANTONELLI ! Aucune casse ! Toujours la baraka mais dieu que nous avons eu chaud !
18 heures : l’ennemi a décroché sur toute la ligne et sur plus de dix kilomètres de profondeur. La poursuite s’organise et nous voyons passer le matériel lourd en quantité impressionnante. Nous allons pouvoir dormir un peu plus tranquillement et je pense que ce décrochage est le prélude à la marche sur Rome.
**Jeudi 25 mai :
Toute la division est relevée. La casse et la fatigue sont grandes. Nous avons besoin de repos et de renforts. Ce premier engagement coûte cher au bataillon sur le plan officiers : tués les sous-lieutenants FAUROUX et MERREAUX, les aspirants DESGRANGES et JEANNE. Blessés le capitaine SICARD, les sous-lieutenants LEBRUN, GRANIER, BONALDI . Au total neuf officiers hors de combat sur vingt-quatre ! Les lauriers coûtent cher !
J’en profite pour faire une lettre à ma femme en réponse à trois des siennes (celles des 14, 15 et 17 mai) . Je vois qu’elle fait l’impossible pour que maman ne se sente pas trop seule et qu’elle puisse profiter de la présence de son petit-fils quand elle en a envie. Elle a réglé les questions concernant la tombe de Madeleine dans la mesure de nos moyens financiers. Par contre Maryse lui cherche den ennuis pour récupérer la partie de l’appartement que nous occupons.
» … Tout ce que tu as fait pour Mado est très bien. Tu connais mes opinions sur ces problèmes de deuil et d’enterrement, et sur les conventions vis à vis de tierces personnes : je n’en ai rien à foutre ! Ce sont, le plus souvent, les gestes les plus simples qui me bouleversent alors que le grand étalage me laisse complètement indifférent. Je vais te raconter l’histoire de la mise en terre de l’un de nos sergents et ce qu’a fait DERVAUX : une simple petite fleur séchée.. .
COLCE, qui me voit écrire, me demande dit de te donner le bonjour ainsi qu’au » petit lieutenant » . Toujours aussi brave ! Nous l’avons échappé belle tous les deux, il y a quelques jours ! Nous revenions … « .
**Lundi 29 mai :
Nous sommes au repos. Ce matin le général BROSSET, commandant la 1e D.F.L., a passé en revue le bataillon qui vient d’être renforcé par une compagnie de tirailleurs sénégalais avec leur encadrement. S’adressant à moi, quand il est arrivé à ma hauteur, il m’a dit :
— Je sais que vous n’avez pas encore eu l’occasion de faire grand-chose mais patientez, votre tour viendra. Et, quand il viendra, ce sera certainement très dur pour vous… Il faut que tous vos hommes se rendent compte de ce qu’ils devront donner le jour on, devant eux, ils verront les fantassins refluer devant une attaque ou une contre-attaque de chars ennemis. Ce sera alors le moment de montrer que vous n’avez pas perdu votre temps, maintenant, et c’est sur vous, sur vos ; hommes et sur vos canons, que les fantassins compteront pour arrêter les chars ».
Il a évidemment raison mais cela ne dissipe pas l’amertume que nous avons au cœur de recevoir des obus initia gueule et ne pas avoir tiré un seul coup de canon !
J’ai reçu d’Henriette ses lettres des 19 et 20 mai. Elle a passé les fêtes de l’Ascension chez sa sœur Augustine et me parle toujours longuement de Pierrot, toujours plus mignon : » … avec la chaleur je lui ai remis sa barboteuse bleue de l’année dernière. Je n’ai vraiment pas grand-chose à lui mettre pour cet été. Espérons qu’ils feront (les responsables) une distribution de tissus légers en hiver car actuellement nous avons droit (avec des queues effrayantes) à de la laine mise en vente pour les bébés. Ils ne font que se tromper de saison ! Je me demande comment nous allons boucler notre budget ! Je viens d’acheter des pommes de terre, pour Pierrot, à 40, 45 francs le kilo ! Cela me permettra de lui donner à midi des repas un peu plus consistants car nous manquons de farine. J’ai revu Arlette, toujours un peu plus ronde chaque jour. Son mari, monsieur Fénard, devrait partir d’ici une quinzaine de jours…. ».
Profitant du répit j’ai fait une longue lettre à ma femme pour lui donner de mes nouvelles avant d’assister, à nouveau à un arc-en-ciel (dans notre code, monter en ligne, l’inverse étant d’aller entendre le chant des grenouilles ).
« … COLCE vient de terminer ma maison à grands coups de pelle et de pioche ! Je n’ai jamais occupé aussi peu de place et, si tu devais arriver à l’improviste, je ne sais pas comment tu ferais pour coucher à côté de ton mari.
Ce soir, comme depuis quelques jours, le menu s’agrémente de pommes de terre nouvelles délicieuses. Ce n’est plus l’Allemand qui paye, mais l’Italien. Les » pôvres » s’arrachent les cheveux car les Allemands, dans leur retraite, évacuent, avec eux, tout le cheptel. Quant à nous nous faisons main basse sur les légumes : fèves, salades… etc., non sans les échanger contre des boîtes de beans. Comme dit COLCE : » c’est la guerre » !
Nous nous reposons de nos émotions dans un vaste cirque de montagnes, près d’une charmante petite rivière comme il y en a tant en France. Je ne sais pas d’où elle vient, Je ne sais pas où elle va, je ne sais pas son nom, mais qu’importe ! En temps de paix on devrait pouvoir courir dans les grands champs de blé qui la bordent. Aujourd’hui les champs de blé sont minés et la petite hutte au toit de chaume, qui paraît si accueillante, est piégée par des hommes pour tuer d’autres hommes !
Malgré tout, en ce dimanche de Pentecôte, nous jouissons de la vie sans penser aux lendemains. Il faut prendre, à chacun de ces jours, ce qu’il y a de meilleur, en regrettant de ne pouvoir goûter à tout, en regrettant ton absence et celle du fils, en regrettant de ne pouvoir te … » .
**Mardi 30 mai :
Je suis allé ce matin à une messe célébrée en plein air par l’aumônier de la brigade, à la mémoire de non morts. J’y suis allé pour les camarades qui sont tombés et dont certains étaient catholiques-
— Celui qui croyait au ciel
— Et celui qui n’y croyait pas …
Quinze heures : lettre à ma femme : « … tu me parles du cafard qui, quelquefois, te submerge. Il faut être courageuse et te raccrocher à Pierrot qui doit compter plus que moi. Moi ici, toi là-bas, nous lui préparons des » lendemains qui chantent » .Il ne faut pas que tu sois obsédée par cette guerre. J’ai la ferme conviction que j’en reviendrai car, autrement, je ne me serais pas engagé ! La guerre a cimenté notre union et le fils n’a fait que la renforcer en assurant, à l’un et à l’autre, en face du pire, une raison d’espérer. Ce soir je serai seul. Ce soir tu seras seule. Mais notre pensée commune, notre espoir, notre amour nous unissent. Un jour viendra… » .
Reçu ses lettres des 21, 22 et 25 mai. En vrac, quelques extraits : » … il faut le voir, lui aussi, taper des pieds, comme moi, pour tuer les sauterelles qui par dizaines se collent un peu partout. Dans la cour il en reste bien une centaine malgré que notre concierge, Renée Kerleroux, les tue deux ou trois fois par jour, et cela depuis notre arrivée ! Que vont devenir les récoltes » ?. . . Quant à Pierre il est toujours aussi adorable et le soir, avant de s’endormir, son lapin a droit à de grosses bises baveuses. Il joue à trouver ta photo que je cache dans la chambre. Samedi, en passant devant le primeuriste qui se trouve rue Michelet ( à côté de l’A.B.C., le cinéma ), il y avait des oranges en vitrine- . Inutile de te dire que Pierre les a reconnues et je me suis laissé tenter malgré le prix : 33 francs le kilo ! … ».
**Mercredi 31 mai :
Désigné comme chef de convoi pour ramener de Campo l’échelon C, j’ai passé une bien mauvaise journée au milieu d’un vrai merdier ! Par contre, en compensation, J’ai refait, en touriste, tout le chemin parcouru depuis le début de l’offensive. Au compteur nous sommes maintenant à 19 miles anglais du point de départ de l’attaque du bataillon et à 30 miles de Campo. Et les camarades sont encore bien en avant de moi !
J’ai revu San-Giorgio, San-Appolinare et San-Andréa. Tout est détruit, écrasé, effondré. Il ne reste que des pierres sur des pierres. Plus de poteau téléphonique ou électrique ! C’est la dévastation totale et complète- ! Les Italiens se souviendront de leur déclaration de guerre à la France !
**Jeudi 1e juin 1944 :
Nous sommes partis, hier au soir, à Ia tombée de la nuit, vers un autre cantonnement. 27 miles au compteur de la jeep ! C’est au cours de ces bonds, pour rattraper le front, que l’on se rend compte du recul allemand.
Nous campons au pied de Céccano qui, comme tous les villages que nous avons rencontrés jusqu’à présent, est bâti en gradins sur une colline en pain de sucre. Près de l’endroit où j’ai monté ma guitoune coule le Sacco, petite rivière avec un étroit bassin naturel qui nous permet de se baigner et de plonger, la vie est belle. On oublie le front qui n’est, pourtant, qu’à une dizaine de kilomètres.
**Vendredi 2 juin :
Cet après-midi, avec VINCENT , nous sommes partis visiter Céccano qui, de loin, paraît moins abîmé que les autres villages déjà dépassés. Mais quand on entre dans les maisons tout est saccagé et pillé. Nous avons visité une douzaine de maisons, dont celle du maire, où nous avons trouvé le drapeau de la commune. Dans cette même maison une magnifique collection des œuvres complètes de Gabriele d’Annunzio. Quel dommage que ces bouquins soient écrits en italien ! Partout la plus grande confusion, le plus grand désordre ! Ici des tickets d’alimentation qui feraient le bonheur des trafiquants du marché noir. Là les registres d’état civil des habitants de Céccano ! Nous trouvons quelques cartes d’adhésion du parti fasciste. J’en conserve une à titre de souvenir !
Je fais une lettre pour raconter notre visite : « … Nous avons trouvé des affiches amusantes du ministre de la guerre de Mussolini, le maréchal Graziani. L’une d’elle représente un tirailleur sénégalais, un Hindou, un Australien et un noir américain avec, pour légende, » voilà vos libérateurs ! Ceux qui osent parler de la chrétienté et se disent les défenseurs de la civilisation latine ! » Il faut dire que l’exemple est bien choisi !
Il est certain que les Français ne font pas de cadeau aux habitants. Comme a dit de Gaulle : » je ne connais qu’une chose, la France fait la guerre en territoire italien » .
Pour la bouffe nous consentons seulement à faire des échanges : c’est du donnant, donnant. Des légumes frais, ou des pâtes, contre des boîtes de conserve et le plus riche, parmi tous ces pauvres, est celui qui possède une assez belle fille qui se laisse faire contre des beans ou des lires ! C’est cela la guerre, la guerre totale où tout y passe : les villes comme l’honneur des filles ! Ce n’est pas beau et ceux qui voient ça, comme ils voient les meilleurs d’entre nous tomber à côté d’eux, prennent en horreur cette guerre, toutes Ion guerres. Je crois que si les Russes entrent en Allemagne ce sera terrible. Comme a dit Hitler à son peuple : « … dans vingt ans vous ne reconnaîtrez plus l’Allemagne ! » II ne croyait pas si bien dire, ce con !
Je vous laisse tous les deux … ».
**Samedi 3 juin :
Reçu ce soir deux lettres d’Henriette qui me confirme que Pierrot est de plus en plus mignon mais, aussi, de plus en plus têtu. En revenant de chez sa grand-mère, boulevard Saint-Saëns, il s’est jeté dans les bras d’un tirailleur sénégalais qui n’en revenait pas de la bise du fils ! J’ai raconté l’histoire à COLCE qui est parti de son grand rire de Noir !
**Dimanche 4 juin :
Un mot ce matin vers quatre heures pour Mini : demander de plier bagages et de nous tenir prêts à partir vers les neuf heures en direction de Frosinone sans doute. Tout sera prêt et, le soir, après avoir roulé plus de 30 miles, nous arrivons au petit village de Gavé, après avoir dépassé Valmontone. Je m’installe, avec la pièce Giscard, dans une maison qui n’a pas été touchée par les bombes mais, pour dormir, nous couchons dehors, à cause des puces !
Nous ne sommes pas trop inquiets car les Allemands, qui ne sont, pourtant pas loin, ne donnent aucun signe d’activité. Malheureusement, vers vingt-trois heures, nous entendons le miaulement du départ des Nebelwerfer et, presque aussitôt, six obus viennent se cracher autour de nous. Tant pis pour les puces mais nous préférons réintégrer la maison qui peut, nous protéger des éclats (sinon des coups au but).
Ce matin, en convoi, nous avons appris la chute de Rome : quelle satisfaction !
Le général Juin et le général Clark, côte à côte, y feront leur entrée triomphale pendant qu’un immense drapeau français, hissé à l’un des balcons du Palais Farnèse, laissera flotter ses trois couleurs sur la ville éternelle. C’est un soldat du B.I.M.P. Paul POGGIONOVO qui a l’honneur de hisser ce drapeau ; ce même soldat se fera tuer le 29 septembre 1944 dans les bois de Ronchamp. Un soldat du B.I.M.P. car c’est le bataillon qui a été désigné pour assurer la garde des bâtirnents français.
**Mardi 6 à jeudi 8 juin :
Toujours à Cavé où les habitants reviennent un par un. Mais, le plus important, c’est l’annonce officielle de l’ouverture du front de Normandie avec la participation de la 2e division blindée (la 2e D.B. ) de Leclerc et qui va bientôt se rendre célèbre en participant à la libération de Paris.
**Dimanche 11 juin :
Depuis trois jours nous sommes à nouveau campés en pleine nature à quatre ou cinq kilomètres d’Arténa, petit village extrêmement pittoresque, accroché à la montagne qu’il semble prolonger.
Quand nous sommes arrivés ici, hier au soir le vent rabattait des odeurs de macchabées qui n’avaient rien d’agréable. Je suis allé voir, le lendemain, quelques cadavres d’Allemands restés sur le terrain et que nos tirailleurs s’efforçaient de faire disparaître à grands coups de pelletées de terre.
Il est question de repartir à nouveau. Le C.E.F. prendrait un secteur entre Rome et la mer.
Le débarquement en France semble bien parti et la tête de pont solide. La ville de Bayeux a été prise hier et l’enthousiasme des habitants est, paraît-il, indescriptible ! On le croit sans peine !
Quelques-uns de mes camarades sont allés hier à Rome. J’ai, pour l’instant, cédé mon tour, n’ayant pas grand-chose de propre à me mettre et pas beaucoup d’argent à dépenser. J’attends la solde !
Huit jours après leur entrée à Rom personne ne peut voir les Américains qui se conduisent, trop de désinvolture. Par contre les Français sont très bien reçus et invités dans les familles dont la majorité parle notre langue. D’après ANDRIOT ce n’est pas du tout Naples ! Plus de petits yaouleds pour te conduire » voir madame » On peut trouver des bonnes fortunes, mais c’est gratis, pour le plaisir !
J’ai sous les yeux des cartes postales. Rome, ville ouverte, n’a pas été abimée et reste toujours magnifique. Je me console en pensant que Napoléon, alors général Bonaparte, passa deux fois à côté de la ville éternelle sans manifester la moindre envie de la visiter.
**Lundi 12 juin :
Comme nous devons, demain, remonter au front, je me laisse tenter et je pars à Rome avec JOUBE, le Sous-lieutenant LAFUENTE et l’aspirant BAKIS. Arrivés vers neuf heures nous passons la matinée à faire du lèche-vitrines et je ne suis pas mécontent, sur une demi-douzaine de livres achetée, d’avoir mis la main sur » Invasion 14 » de Maxence Van Der Merch.
Après avoir déjeuné, seul, à l’hôtel Splendid, réquisitionné pour les Français, je pars à la recherche de la Basilique Saint-Pierre avec les copains retrouvés à quatorze heures. Nous visiterons la Basilique après avoir déposé, à l’entrée du domaine du Vatican, nos armes, qui nous serons restituées à la sortie. En effet, politiquement neutre (les curés bénissent aussi bien leurs ouailles allemandes que les nôtres ! ) le Vatican ne tolère pas que nous puissions visiter son domaine avec un pistolet à la ceinture !
C’est vraiment magnifique ! Un luxe inouï qui nous écrase (c’est peut-être le but recherché ?) . Tout y est travaillé, ciselé comme un bijou. Aucune place sans une peinture, une petite statue, une rosace ! L’ensemble est grandiose et l’on reste rêveur devant tant de beauté ! Courageux , mais pas téméraires, nous avons quand même monté les quelques marches pour accéder tout en haut du dôme de Saint Pierre d’où l’on découvre une vue extraordinaire sur la ville. Malheureusement pour nous, après notre descente, une trombe d’eau stoppe notre élan et nous sommes obligés de rester une heure à nous abriter au lieu d’aller visiter le Coliséeum comme nous pensions le faire, ou la villa Borghèse qui est, paraît-il, une petite merveille-Nous sommes de retour, pour remiser la jeep devant le » Splendid « , vers dix-sept heures. Avec BAKIS, nous décidons d’aller farnienter sur les boulevards en attendant l’heure du dîner et de lorgner, de plus près, les jolies filles.
Mes impressions, après cette journée, c’est que la réputation de Rome n’est pas surfaite et qu’elle mérite plusieurs jours de visite. C’est une Capitale avec un grand C et aristocratique en diable ! Pas de quartiers misérables : tout est beau, propre, net. Les femmes sont d’une surprenante beauté, très chics, racées, bien habillées, élégantes. C’est un vrai plaisir des sens que de voir défiler ce beau monde : la vue bien sûr ; l’odorat, ça sent bon ; l’ouïe, agréables à entendre ; .le toucher, hélas ; le goût, on en mangerait !
**Mardi 13 juin :
A dix heures ce matin nous devons reprendre Ia route sans trop savoir où nous devons aller en tout cas, bien au-delà de Rome.
Je fais une lettre à ma femme en réponse aux siennes. Un comble ! A se taper le cul par terre, comme dirait le Canard Enchainé ! Je reçois une feuille d’impôts à remplir avec neuf cent trente-trois francs à payer ! Les salauds !
Henriette me raconte la visite de son neveu Claude, reçu à son certificat d’études ( et tout heureux ) et un déjeuner chez son ancien patron, M. Wallach, d’où elle a rapporté un trésor : un kilo de sucre en morceaux et neuf œufs dont trois du jour pour être mangés, par Pierrot, à la coque ! Quand nos enfants et petits-enfants liront ces lignes je ne sais s’ils comprendront ce que représentait un kilo de sucre ! De la même façon ma femme souhaite s’acheter un poste de T.S.F. pour pouvoir écouter les informations et, un peu de musique. Mais nous ne sommes pas assez riches pour nous lancer dans de pareilles folies !
Quant à moi je lui raconte une soirée passée à bavarder avec un couple d’Italiens qui habitent à deux cent mètres de chez nous. Ils étaient venus me chercher, hier au soir, car importunés par un tirailleur qui voulait du « vino’.’ Ils m’ont retenu la soirée chez eux, non pas à dîner, mais pour bavarder.
C’est une famille assez bien (lui : géomètre), parlant le français. Nous avons discuté longuement. Ils devaient être assez riches et, très certainement, fascistes. Je leur ai prédit tous les malheurs avec les communistes qui, à la faveur de la libération, essaient de prendre le pouvoir. Comme depuis vingt ans ils ont été élevés dans l’horreur du bolchevisme qui mettrait tout à feu et à sang, je leur ai foutu une frousse épouvantable. Si tu avais vu leur tête ! Je leur ai expliqué, ensuite, ce qu’avaient ressenti les Français à l’annonce de la déclaration de guerre de Mussolini, en 40 : un véritable coup de poignard dans le dos ! Et c’est ce qui explique la façon dont se conduisent les Français en Italie avec leur » sœur alpine » Nous ne sommes plus des amis : mais des occupants…etc. Je t’assure qu’à leur débiter tout le petit boniment que tu peux imaginer on éprouve un certain plaisir ! Marthe, si elle était ici, serait satisfaite ! A noï Italia !
**Mercredi 14 juin :
Nous avons fait, hier, près de cent miles et nous nous sommes retrouvés à trois kilomètres du petit village de Montefiascone. C’est sur cette route, à quelques kilomètres après Viterbo, que » le Pacha » Amyot d’Inville , a sauté sur une mine et se tue laissant le 1e régiment de fusiliers marins assommés par la perte de leur chef.
Passés en premier échelon nous avons atteint Castel Giorgio, vers cinq heures de l’après-midi, sans perte. Après Castel Giorgio nous avons eu un sacré coup dur. Envoyé en reconnaissance, avec sa section de jeeps, MOINE est tombé dans une embuscade et n’a pu s’en tirer qu’avec beaucoup de difficultés et en y laissant des plumes.
Encerclés à un moment par une quinzaine d’Allemands, CLAQUIN, qui accompagnait MOINE avec l’un des canons, a réussi à le décrocher, à faire tourner son camion, à raccrocher le canon et à partir quand les Allemands ne se trouvaient plus qu’à vingt mètres de lui. L’un des Européens de la pièce a été magnifique et c’est peut-être à lui qu’on doit le retour de nos gars. Il n’a pas perdu son sang-froid a réussi à récupérer une mitrailleuse à MOINE et à ouvert t feu pour protéger le demi-tour du camion.
Le résultat c’est que la section sur est foutue. J’ai vu ce pauvre MOINE revenir en tenant sa main gauche en l’air, pratiquement emportée par une rafale de mitraillette. Son agent de transmission a une balle dans le bras, son adjoint est porté disparu, deux ou trois de ses homme tués et autant de blessés évacués.
Mon chauffeur de camion est lui-même évacué ayant eu le pouce atteint par une balle. Il a été particulièrement courageux car il a réussi à ramener son camion.
Pendant ce temps, sur ordre du commandement, Je faisais le con à l’arrière pendant que ma première pièce se faisait allumer !
**Jeudi 15 juin :
Je suis allé voir, ce matin, mon capitaine, et Je lui ai posé mes conditions : si, demain, l’un de mes canons est détaché en premier échelon, comme c’est tout à l’ait normal, je pars avec lui et je ne reste pas à la traîne avec les deux autres. Il est d’accord.
Je pense que nous allons reprendre bientôt la progression.
A vingt heures nous sommes informés de Ia prise du petit village de Torre-Alfina, et qui était, depuis, le début de l’après-midi, l’enjeu d’une meurtrière bataille. Les Allemands d’une division de parachutistes, oui défendaient ce bled, se sont battus jusqu’à la mort et, quand nous traversons le pays, des cadavres ennemis s’étalent le long de la route dans les fossés.
Nous apprenons également que, cet après- midi, un accident stupide a décimé une pièce de mortier de la section d’Andriot. Alors que ce dernier appuyait les compagnies qui progressaient vers le village, un obus de mortier a explosé à la sortie du tube. ANDRIOT est évacué avec un éclat d’obus dans la jambe mais mon vieux soldat MESGUICH , du corps franc d’Afrique, est très grièvement blessé.
La résistance ennemie anéantie, la voltige a continué son avance sur cinq à six kilomètres.
Je fais un mot, ce soir, à ma femme, pour lui accuser réception de ses lettres des 6, 8 et 9 juin et lui rapporter les événements de la journée, plus particulièrement ceux qui concernent MOINE et ANDRIOT qu’elle connaît bien.
Toujours des nouvelles de la famille et du fils : » Ce matin c’était mon tour de poisson mais j’ai dû faire la queue pendant deux heures et demi avant de repartir avec une livre de petits merlans et une livre de crevettes. Par contre, à l’heure actuelle, les légumes sont abondants et de bonne qualité… A l’annonce du débarquement en France, ça été du délire ! Ce soir les » Dernières Nouvelles » étaient introuvables quand, à l’arrêt du tram, un petit yaouled est passé avec une pile de journaux sur les bras. Il ne voulait pas les vendre pensant en tirer, sans doute, un meilleur profit à El-Biar ou dans la banIieue (on se les arrache entre cinq et dix francs !). Deux militaires ont réussi à lui prendre ses journaux pendant que le gosse se roulait par terre en poussant d’effrayantes lamentations. Je suis parvenue à en avoir un, que j’ai tout de même payé quatre francs, car le petit Arabe me faisait de la peine ! Quant à Pierrot, effrayé par les cris du vendeur, il s’est mis, lui aussi, à brailler !… ».
**Vendredi 16 juin :
Huit heures trente : nous sommes arrêtés devant un oued, avec camions et canons, pendant que le génie répare la route que l’ennemi a détruite en se retirant. L’oued enfin passé je pars en soutien de la 3e compagnie avec deux de mes canons. Je retrouve cette dernière assez loin, dans un coin, ayant été doublée par le B.I.M.P. Nous passons une bonne nuit, quelquefois troublée par les obus allemands qui tombent dans le secteur.
**Samedi 17 juin :
Nous devions foncer dès le matin, puis au début de l’après-midi et, en définitive, nous ne sommes partis que le soir, le génie n’arrivant pas à réparer plus rapidement les routes. Nous sommes arrivés, en pleine nuit, dans un fond d’oued tout boueux, détrempé par la pluie qui ne cesse pas depuis le début de l’après-midi.
**Dimanche 18 juin :
Réveil cinq heures, départ prévu cinq heures quinze. Départ réel : sept heures. Je pars à la tête d’un détachement comprenant deux canons A.T, deux jeeps mitrailleuses et un groupe de mortiers pour appuyer la progression de la 2e compagnie. La piste, en pleine montagne, est difficile. Après une marche relativement rapide, l’ensemble du convoi porté étant éclairé par la voltige, la compagnie tombe sur plusieurs nids de mitrailleuses qui immobilisent sa progression pendant quelques heures. Quelques tués et blessés à la 2.
Comme il ne peut être question de chars dans e secteur, le combat est âpre et difficile. Nous manœuvrons pour tourner le village de Radicofani qui résiste depuis deux jours à nos assauts. Je me retrouve maintenant, à l’heure où j’écris ces lignes, en position à Casa-Bébi. Devant nous personne, à part quelques Allemands qui décrochent (et que nous voyons à la jumelle). Pour la première fois nous avons rencontré des partisans Italiens, qui ont fait d’ailleurs du bon boulot.
En cet anniversaire de l’appel du 18 juin à Londres, je ne peux résister au plaisir de retranscrire ci -après, quelques passages – du » Corps Expéditionnaire Français en Italie » de Jacques Robichon. Il faudrait tout citer, des pages 368 à 375. Seulement quelques extraits :
» … comme à son habitude, Diego BROSSET n’est pas là. Short kaki et saharienne qu’il endosse tout le temps, torse nu le plus souvent, son képi protégé d’une coiffe de toile, le général des Français libres court les routes au volant de sa jeep, sur laquelle il a fait adapter une sirène de char, le lieutenant Jean Pierre Aumont à ses côtés.
II est vrai que Brosset justifie lui-même ce comportement quand il écrit à sa femme » … je ne serai jamais un vrai général ! Mais, ajoute Diego Brosset, ma Division est une vraie division ! … » .
Plus loin Robichon continue : … pour la 1e D.L., cette journée du 18 juin qui a débuté dans un air d’allègre revanche, aura été finalement dure. Glorieuse, victorieuse même, mais éprouvante dans l’acception la plus physiquement tragique du terme, non seulement pour la 4e brigade de RAYNAL , au B.M. 21 comme au B.M. 24, mais également à la 1e du colonel DELANGE au bataillon nord-africain. Et la liste n’est pas close ! … C’est le lieutenant- colonel LAURENT-CHAMPROSSAY, commandant l’artillerie-divisionnaire, qui saute sur une mine, en jeep, comme AMYOT D’INVILLE. Il succombe dans la nuit du 18 juin à l’hôpital divisionnaire… »
» … Pendant ce temps, à cent-vingt kilomètres à l’ouest, et quelques milles marins en plus, d’autres régiments français ont commencé à prendre pied sur une portion du territoire italien. Ce soir-là l’Ile d’Elbe est virtuellement conquise … « .
**Lundi 19 juin :
Hier au soir la journée s’est très mal terminée. Le commandant SAMBRON a envoyé la 2e, de Casa-Bébi, attaquer un village qui nous surplombait, à deux ou trois kilomètres de là.
La 2e est partie, l’artillerie a effectué un tir de concentration et, quand notre compagnie est montée à l’assaut, elle s’est fait décimer par des tirs de mitrailleuses qui lui ont interdit l’entrée du village.
Deuxième concentration d’artillerie, deuxième assaut, deuxième échec ! A la tombée de la nuit la 2 a du se retirer et, comme c’est toujours la règle en ces moments-là, ce repli a entraîné une véritable pagaille ! Au lieu de rester sur les hauteurs surplombant Casa-Bébi, ils ont occupé des positions arrières derrière nous si bien que, avec mes canons, je me suis retrouvé comme un con, en flèche, sans protection.
A onze heures du soir j’ai dû décrocher, à mon tour, en pleine nuit, dans la merde et dans la pluie oui ne cesse pas- Je suis resté avec la pièce d’ ANTONELLI qui se trouvait encore en pointe par rapport aux éléments avancés des voltigeurs. Conséquence de cet assaut infructueux : un officier, LEMARINEL, tué, et un autre, CHABOT, blessé-Dans l’après-midi d’hier 18 juin, nous avions essayé de rejoindre le B.M. 21, qui est à notre gauche, et qui passait un mauvais quart d’heure. Parti avec deux de mes canons il m’a été impossible de passer, la piste que nous devions prendre étant balayée par des mitrailleuses ennemies et bombardée par notre propre artillerie- .Nous avons d’ailleurs eu un pot énorme de n’avoir personne de touché à la section.
**Mardi 20 juin :
Hier, 19, la journée s’est terminée par un accident stupide qui a jeté la consternation dans le bataillon. Notre bon camarade, l’aspirant TRIPIER a été tué par notre propre artillerie au cours d’une progression de la 1e compagnie. Vieux compagnon des F.F.L. depuis juin 40, c’était certainement le meilleur chef de section de tout le bataillon. Il méritait une autre mort que celle qu’il a trouvée, ce jour-là, sur le terrain.
Ce matin, après une patrouille de la 3e compagnie, nous sommes entrés dans le village que la 2e n’avait pu conquérir hier, les Allemands ayant décroché vers quatre heures du matin.
Hier, à vingt heures, après six jours d’attaque, nous comptons trois officiers tués : LEMARINEL, TRIPIER et BORET et trois blessés, ANDRIOT, MOINE et CHABOT. De partout, dans toute la division actuellement engagée, nous apprenons que Un Tel et Un Tel ont été tués ou blessés. Ce deuxième engagement nous coûte beaucoup trop cher en cadres pour le terrain conquis.
D’après Jacques Robichon, déjà cité, le C.E.F. va laisser en Italie un total de 7 251 tués, sans compter ceux qui ne survivront pas parmi les 20 913 blessés et sans parler des 4 201 disparus-
JUIN va passer la main au général de Lattre qui sera chargé de commander l’ensemble des forces françaises qui débarqueront bientôt en France.
J’ai retrouvé, hier, un ancien chef de service des Recherches Minières d’Alger, monsieur DUQUESNOIS, qui est lieutenant d’artillerie au 1e R.A. de la division . 11 est avec nous depuis deux jours, sa propre batterie appuyant le B.M. 24. Nous avons eu plaisir à bavarder ensemble de notre ancien boulot et des copains que nous connaissions, ce qui remonte déjà à novembre 42 !
Il pleut toujours et comme nous sommes a sept cents mètres d’altitude, on pète de froid dans la boue.
J’ai écrit ce matin une lettre à ma femme pour la tenir au courant des derniers développements de notre action et lui annoncer la mort de TRIPIER » … celui qui s’était fait raser le crâne à Nabeul et que tu connaissais bien H
J’ai reçu de sa part de nombreuses lettres avec un colis de tabac. Quelques extraits : » … je ne fais qu’acheter des journaux pour avoir une carte pot la France. Heureusement que T.A.M. (terre-air-mer ) a fait paraître une carte du littoral dans son premier numéro. Je ne voudrais pas me trouver attrapée, comme pour le front d’Italie car on ne trouve plus une carte de ce secteur depuis longtemps. Contre le mur de la cuisine j’ai étalé les premières parties de ma carte de France qui sera immense une fois complète. Il me sera facile de suivre les opérations en m’y reportant. Le ravitaillement s’améliore sauf la viande : cette semaine j’avais droit à 75 grammes sans os ! Je viens d’acheter » l’Armée des ombres » de Joseph Kessel ; il est passionnant, je l’ai lu d’un trait ! … »
**Jeudi 22 juin :
Depuis hier seize heures j’ai quitté les lignes, la division étant à nouveau relevée. Le général BROSSET vient de nous apprendre que notre action en Italie et minée et que nous repartirions vers un nouveau front. La France ?
Nous sommes maintenant un peu en dessous du lac de Bolsena, en attendant les camarades qui doivent arriver, en principe, aujourd’hui. La brigade doit se regrouper avant de prendre la route de Rome puis celle de Naples où un entraînement sur engins amphibies devrait avoir lieu pour nous familiariser avec un débarquement de vive force. De toutes façons nous ne serons pas engagés avant la première quinzaine d’août ce qui nous laisse du temps pour récupérer. Je ne suis pas fâché d’avoir sauvé ma peau au cours de ces deux engagements car il aurait été trop bête de se faire tuer sans avoir réellement combattu. On n’est pas dans les steppes de Russie ici et nous n’avons pas vu un seul char ennemi , seulement les chars légers de reconnaissance des fusiliers-marins de la division.
Hier matin, avant de partir, j’ai appris la mort de MESGUICH, mon ancien camarade des Corps Francs d’Afrique. Une grande douleur…
**Vendredi 25 juin :
Je suis allé cet après-midi, avec MESSINA et les frères CARRIO, me recueillir sur la tombe de MESGUICHE. Le frère de Lolo, que je ne connaissais pas encore, encore, a fait ériger par un Italien de Viterbo, une petite tombe en marbre blanc, simple mais belle- Je revois MESGUICH, g rand et fort, vraiment très beau gosse. Il n’est plus, comme tant d’autres. J’ai pondu, hier au soir, à la demande du capitaine JOUBE, un article qui doit être distribué à la presse française. Je ne peux résister au plaisir de recopier cet article qui parle de mon ami MOINE et qui est écrit à sa gloire.
– Patrouille en jeeps –
Le 14 juin, vers 15 heures, le .P.C. et les éléments avancés du bataillon atteignent et dépassent Castel Giorgio pour s’installer à trois kilomètres environ, au nord du village, à proximité de l’aérodrome. Selon les renseignements donnés par les habitants, à notre arrivée, l’ennemi occupe faiblement Castel Viscardo que nous trouvons devant nous, à cinq kilomètres N.E. de Castel Giorgio.
Afin d’exploiter le plus rapidement possible les renseignements obtenus, le chef de corps décide l’envoi d’une patrouille de reconnaissance. Elle sera effectuée par la section des fusiliers portés, qui comprend cinq jeeps, armées de quatre mitrailleuses à laquelle il sera adjoint, par prudence, une pièce anti-chars de 57 mm et qui peut se mettre rapidement en batterie en cas d’irruption d’engins blindés ennemis.
En tête l’aspirant MOINE chef de section, puis, successivement, dans l’ordre des voitures, les équipages commandés par le caporal-chef Charles, le caporal JUMETZ, le caporal VALENTINI et le sergent-chef LE MOALLE adjoint au chef de section. En dernière position le sergent-chef CLAQUIN avec le camion tractant le canon.
Nous sommes quelques-uns à attendre leur retour, vaguement inquiets, comme on l’est toujours quand des camarades, les meilleurs d’entre nous, marchent au-devant d’un danger invisible avec la possibilité de trouver, à chaque tour de roue, la mort brutale qui les guette.
Hélas ! Notre pressentiment se trouve malheureusement confirmé. Il y a à peine une demi-heure qu’ils sont partis que nous voyons une jeep arriver en trombe. A côté du conducteur un blessé, le soldat TEBOUL , chauffeur du caporal-chef CHARLES qui râle doucement, le côté droit ouvert en un trou noir ensanglanté ; nous indiquons la direction du poste de secours et la jeep repart, très vite l’angoisse nous étreint et l’attente nous est intolérable. Dix minutes après le passage de TEBOUL, le caporal JUMETZ débouche à son tour envoyé, dit-il, par son lieutenant pour demander du secours. Il est dirigé vers le commandant de la C.A., le capitaine JOUBE, tandis que nous, au bord de la route, attendons le retour problématique des éléments restants des fusiliers portés.
Quelques minutes encore et c’est le camion A.T. qui apparaît. Soutenu par deux camarades, couvert de sang, la moitié de la main gauche emportée, l’aspirant MOINE descend du camion. Je vais vers lui. Il me reconnaît et, dans un pauvre sourire, il articule son expression favorite : » manque de pot ! « . D’autres soldats soutiennent son agent de transmission, BLANC, blessé de deux balles dans le bras et dans la cuisse. Je vais vers CLAQUIN qui me montre son conducteur de camion qui a une profonde blessure, par balle, dans le pouce gauche : à évacuer lui aussi.
Le caporal-chef CHARLES est là, revenu avec son lieutenant, auprès duquel il est resté jusqu’à la dernière minute. CLAQUIN et CHARLES encore trop émus, trop énervés pour raconter posément ce qui vient de leur arriver. Par bribes, d’une conversation décousue et précipitée, nous arrivons à reconstituer l’odyssée de cette tragique patrouille.
Il est difficile de faire revivre, par l’écriture, les expressions, les tournures de phrases que l’on obtient, à chaud, des rescapés. C’est CHARLES qui parle le premier :
— Quand nous sommes partis d’ici, tout allait bien. Déjà, lorsque nous avons franchi la crête qui nous cachait l’aérodrome vers lequel nous allions en reconnaissance, un tir de mortiers allemands, bien serré et bien aligné, nous a encadrés de chaque côté de la route. Que faire ? Continuer prudemment en nous garant, non des coups de mortiers, mais des éléments ennemis que l’on s’attendait à rencontrer d’un moment à l’autre, semblait l’unique solution, celle que le lieutenant MOINE a adoptée sans même y réfléchir.
Je l’interromps pour m’adresser à CLAQUIN :
— Mais votre canon, vous l’avez laissé en batterie sur cette crête ?
— Mais non ! Quand j’ai vu le lieutenant dépasser sans encombre le sud de l’aérodrome j’ai décidé de continuer à pousser en avant ma pièce anti-chars pour être en mesure de les protéger constamment, de mouvement de terrain en mouvement, de terrain. Je sais que je peux compter sur mes hommes en cas. de coup dur !
Que répondre à cela ? La tranquille assurance avec laquelle le sergent-chef parle de sa pièce et de son personnel, qu’il connaît bien tous les deux, m’enlève les derniers arguments que j’aurais voulu trouver pour le blâmer de sa témérité. Je sens très bien qu’il ne se serait pas pardonné, s’il était resté sur la crête, d’assister, impuissant à quelques deux kilomètres, à l’attaque inopinée d’un char ou d’une voiture blindée allemande contre le petit groupe de fusiliers portés.
CHARLES reprend son récit :
— La crête franchie, nous nous sommes avancés, à petite allure, le long des bâtiments en ruine de l’aéroport, continuant la route en direction de Castel Viscardo. Je vous assure que lorsque l’on progresse ainsi la main est crispée : ni poignée de la mitrailleuse ! Dès que l’on tire l’énervement disparaît : nous sommes pris tout entiers par l’action mais cette attente, bon dieu que c’est long !
A cent mètres du carrefour la voilure du lieutenant s’arrête. D’un buisson en forme de V, à l’extérieur immédiat de la patte d’oie formée par la jonction des deux routes, un groupe de quatre ou cinq Allemands émerge brusquement, et se dirige, en courant, vers une ferme située à cent mètres en arrière. Je ne peux tirer car je risquerais de blesser, mes propres balles, l’équipage de mon chef de section, les allemands sont maintenant dissimulés, nous ne voyons plus rien. Sur l’ordre du lieutenant je vais m’installer en batterie, sur le côté gauche de la route, à cinquante mètres, dans un champ de blé. Le champ de tir est bon et nous attendons ainsi quelques minutes : rien d’insolite. Laissant trois pièces en banc de feu, le lieutenant appelle son adjoint, le sergent-chef Le MOALLE pour qu’il aille pousser une pointe au-delà du carrefour, en direction de Castel-Viscardo.
A partir de cet instant, tout se précipite.
Nous voyons le sergent-chef progresser puis, à quelques mètres du carrefour, une rafale de mitrailleuse boche éclate. La jeep est stoppée, accidentée par le tir à bout portant. LE MOALLE et son chauffeur, le caporal FRONCHEZ, sautent de la jeep avec leur mitrailleuse pour tenter de s’installer rapidement en batterie. Ils n’en auront pas le temps ! Une nouvelle rafale les abat tous les deux, FRONCHEZ mortellement touché, LEMOALLE blessé et, sans doute, fait prisonnier.
Le lieutenant envoie TEBOUL au P.C. prévenir qu’il y a accrochage et qu’il faudrait lui envoyer un renfort pour lui permettre de décrocher sans trop de pertes. TEBOUL part mais, tout de suite, est sérieusement blessé.
Il conduira sa jeep, dans un effort surhumain, jusqu’à la crête où un camarade prendra le volant pour le ramener au poste de secours. Le lieutenant MOINE sent que la situation est grave pour son petit groupe. Toujours avec la même mission, il envoie JUMETZ auprès du chef de bataillon.
Maintenant les Allemands, enhardis par leur succès, avancent de trois côtés à la fois. Ils sont bien une cinquantaine en tout, armés de plusieurs armes automatiques qui balaient la route devant eux. Le caporal VALENTINI est envoyé à son tour mais ne pourra aller bien loin : sa voiture, atteinte par les balles, reste en panne, ils réussiront à rejoindre, à pied, les positions des compagnies de voltigeurs non sans avoir eu leur tirailleur, MONDJINI, tué également.
Maintenant l’ennemi n’est plus qu’à cinquante mètres maximum. Des fusiliers portés il ne reste plus que le lieutenant qui, impassible sous les balles qui sifflent autour de lui, nous commande avec le plus grand calme, avec BLANC, son agent de transmission et moi-même. Il s’agit, pour nous, de protéger la pièce anti-chars qui manœuvre sur la route pour faire demi-tour.
Je demande à CLAQUIN :
— Avez-vous réussi à tourner facilement sur cette route étroite ? Vos hommes ont-ils bien répondu ?
— Ils ont tous été magnifiques ! Déjà, quand nous avons vu que cela tournait mal, j’avais installé une mitrailleuse, récupérée sur la section MOINE, et je tirais sur les éléments ennemis qui descendaient sur notre gauche pour nous encercler. Mes hommes étaient couchés dans le fossé – protégés des balles. Quand j’ai jugé que cela devenait vraiment trop sérieux, après le départ des jeeps, j’ai appelé les servants de la pièce et, en quelques minutes, avec une adresse et une précision étonnantes, et encore jamais atteintes, le canon était tourné sur la route alors que KANDZA, le chauffeur, faisait faire demi-tour à son camion et se replaçait pour être en position de raccrocher le canon.
J’avais donné la mitrailleuse à l’un de mes Européens, le soldat RONDOT, un grand et solide gaillard qui, le plus calmement du monde, perché sur le camion avec son arme, obligeait les Allemands, par ses tirs, à baisser la tête. Il était temps ! L’aspirant MOINE était grièvement blessé à la main alors que deux autres balles lui éraflaient la lèvre supérieure et le front. Quant à BLANC, son agent de transmission, il recevait une balle dans le bras. Placé entre mon chauffeur et le lieutenant, je soutenais ce dernier d’un bras tout en aidant le pauvre KANDZA dans sa conduite, une balle lui étant entrée dans le pouce gauche. J’avoue que j’ai bien cru que nous allions tous y rester ! Il suffisait que le camion soit à son tour immobilisé et il ne nous restait plus qu’à vendre chèrement notre peau, ce que j’étais bien décidé à faire !
CLAQUIN me montre les tôles de bouclier du canon, perforées en plusieurs endroits et son camion qui, lui aussi, porte les traces du combat.
Qu’ajouter de plus à leur récit ? TEBOUL, depuis, est mort des suites de ses blessures ce qui porte à quatre morts, trois blessés, un blessé prisonnier, l’héroïque rançon payée par la petite patrouille, indispensable pourtant pour éclairer la marche des compagnies de voltigeurs et leur éviter des pertes bien autrement supérieures.
Chaque jour, d’autres lieutenants MOINE, d’autres soldats européens ou tirailleurs, accomplissent, leur-devoir avec la même tranquille assurance, le même esprit de sacrifice, réalisant souvent de nombreux exploits individuels oui resteront ignorés de tous, comme il convient aux véritables héros, ceux du Corps Expéditionnaire Français en Italie.
Je fais une lettre à ma femme en réponse aux siennes des 13 et 15 juin.
Je lui accuse réception de son colis de tabac mais je lui demande d’arrêter ses envois car je rachète COLCE sa dotation, puisqu’il ne fume pas, et cela me suffit amplement : » … j’attends de recevoir ton « Armée des ombres dont j’ai lu de larges extraits dans » Combat « .
Je n’ai pas eu de nouvelles de BUISSON, qui est au 22e B.M.N.A . et j’espère qu’il s’en est tiré. Je ne sais pas si tu te souviens de madame BLANCHET qui était à Nabeul avec son mari, capitaine, et ami des JOUBE. Il a été tué lui aussi, au cours du deuxième engagement. Cet après-midi, j’ai demandé l’autorisation d’aller, avec trois soldats de Bab-eI Oued, copains inséparables de MESGUICH , porter une gerbe de fleurs sur sa tombe qui se trouve à une quinzaine de kilomètres d’ici.
Pour nous la vie reprend normalement… J’ai retrouvé, hier au soir, la compagnie et j’ai dîné avec JOUBE. Par suite du départ d ’ANDRIOT je deviens son adjoint et nous nous organisons pour vivre ensemble… » .
**Lundi 26 juin :
Onze heures. Je dois partir cet après-midi comme officier précurseur du bataillon vers Sabiateau, première étape vers le sud. Ce matin, avec VINCENT, nous sommes allés nous baigner dans le lac de Bolsena. C’est un endroit absolument merveilleux. Entre le lac lui-même et les filles qui habitent à proximité, je commence à comprendre comment Lamartine a conçu et écrit son livre » Graziella » !
Vingt heures. Me voici arrivé après une étape de près de deux cents kilomètres. Je suis complètement éreinté ! J’ai eu le temps de m’arrêter une heure à Rome et do prendre plusieurs pots au cercle des officiers.
**Mardi 21 juin :
Je suis au comble de la joie de me retrouver ce soir, au terme de ma deuxième étape, à San-Marcellino ! Et d’autant plus heureux que nous devrions nous y reposer uni-bonne semaine avant de descendre sur Salerno- Quel plaisir j’éprouve à me retrouver dans ce même petit village, le premier que nous ayons connu en terre italienne ! Les paysans italiens chez qui nous étions cantonnés et chez qui je suis retourné, m’ont accueilli à bras ouverts. Pour eux, maintenant, nous ne sommes plus des troupes qui viennent de débarquer, mais les vainqueurs de Rome. Cela change tout !
**Mercredi 28 juin :
Lettre à ma femme : « … voici trois à quatre Jours que je ne t’ai pas écrit car la poste ne fonctionnait pas et ne prenait pas les lettres (tout était mobilisé pour le renvoi des affaires de nos camarades morts au cours de cette campagne . Hier au soir je suis arrivé, exténué, chez les paysans du petit village qui nous avaient hébergés lorsque nous avons débarqué en Italie. Accueil triomphal ! Comme quoi tout change ! Je pense revoir » Norbert » très bientôt (Naples dans notre code) .
Nous avons appris hier que ce pauvre MOINE avait eu la main gauche amputée. Je crois d’ailleurs que, dans la refonte du bataillon, je vais abandonner mes canons à mon adjoint, l’adjudant DERVAUX , et que je vais reprendre la section de MOINE. Bientôt 5.2.19.6.12.18.7 (Salerno ). J’espère recevoir des lettres de toi car, depuis cinq jours, je n’ai plus rien … » .
**Jeudi 29 juin :
Nous nous sommes remis rapidement à la bonne petite vie que nous avions connue à San Marcellino. Nous pensions JOUBE et moi, descendre aujourd’hui à Naples mais, malheureusement, on a appris, hier au soir, la visite de de Gaulle, ce qui fait que toute la journée va être mise à profit à nettoyer le matériel… et les bonshommes ! (Malheureusement, si l’on peut dire !)
Cette visite à la 1e D.F.L. nous fait plaisir et nous tenons à ce que tout soit » nickel » de façon à ce qu’il soit content de nous.
MOINE est reparti, le 27, par un navire hôpital, en direction d’Oran- Nous avons reçu une lettre d’ ANDRIOT nous disant qu’il se trouve dans les environs de Naples et que sa blessure est en bonne voie de guérison. Tant mieux ! J’ai reçu hier une demi-douzaine de lettres de ma femme :
» … Hier, à Alger, on a commémoré le 18 juin avec beaucoup d’éclat et de Gaulle s’est fait longuement acclamer. Quant à Pierrot il a enfin pris un peu de poids ce mois-ci et pèse maintenant 11 kilos 600 pour 81 centimètres de taille. Aujourd’hui nous avons fêté la Saint Pierre avec un peu d’avance. Maman était là ainsi que ma sœur, Augustine, et toute sa petite famille. Si tu voyais Christian jouer avec le fils ! Deux gosses ! … Toujours pas de courrier de toi depuis de nombreux jours… « .
**Samedi 1e juillet 1944 :
Hier nous en avons bavé toute la journée pour la visite du Grand Charles. Partis à onze heures de San-Marcellino, nous étions à pied d’œuvre pour onze heures trente, le long d’un terrain d’aviation. Heureusement pour nous qu’une belle rangée d’arbres bordait la route car nous aurions crevé de chaleur ! Malgré tout l’attente a été pénible jusqu’à près de cinq heures où nous avons été rassemblés sur les positions que nous devions occuper. Au dernier moment nous apprenons qu’il n’y aura pas de défilé : le général de GAULLE passera, lui-même, en revue, ses troupes, à bord de son auto. Toute la division est là et cela représente quelques kilomètres de front. Au lieu d’arriver à cinq heures, l’avion à croix de Lorraine ne s’est posé qu’à six heures !
De GAULLE, après s’être incliné devant les drapeaux des différents bataillons, est passé devant notre compagnie, immense, debout dans une voiture découverte. Ensuite remise de décorations et, à six heures quarante-cinq, tout était terminé-
Avec nos casques sur la tête nous avions l’impression d’être dans une fournaise ! Nous somme rentrés fourbus, mais content d’avoir vu le Patron.
La soirée s’est terminée par un bon r à la popote en compagnie des camarades de la 1e que nous avions invités pour l’occasion.
En rentrant j’ai le courage de faire lettre à ma femme pour la remercier des siennes et du colis pour la Saint Pierre : » … Tes galettes ont déjà été appréciées par les copains de la popote et, en t’écrivant, je fume une pipe de » torpilleur vert » qui est mon tabac préféré. J’ai reçu aussi les deux » Canard Enchaîné « … et j’ai il attaqué » l’Armée des ombres « . MOINE vient d’être évacué sur Oran et tu peux en parler à sa tante, madame Hue, et lui tirer un article que j’ai écrit pour la presse, à la gloire de son neveu… »
Ma femme accuse le coup à l’annonce de la mort de TRIPIER qu’elle connaissait bien, et de MESGUICH qui était passé à la maison avant qu’elle ne me rejoigne à Nabeul. Heureusement qu’elle a le fils qui l’occupe entièrement.
**Mardi 4 juillet :
Pendant que nous nous prélassons à San Marcellino, le reste du C.E.F. continue son avance en Italie. Hier, 3 juillet, les Français ont pris la ville de Sienne. Alphonse JUIN s’apprête, aujourd’hui, à passer en revue les troupes du C.E.F. sur la Piazza del Campo.
En ce qui nous concerne nous ne connaissons pas encore la date de notre départ mais un ordre, reçu hier, pour le camouflage des croix de Lorraine, laisse prévu nous allons faire un déplacement assez important. Pour venir de Tunisie en Italie nous avions été également dans l’obligation de camoufler notre insigne divisionnaire. Dimanche après-midi nous sommes allés, VINCENT et moi, à l’hôpital 81 voir ANDRIOT. Nous retrouvé avec son beau sourire, tout heureux de nous revoir. Sa blessure est en bonne voie et il pense nous rejoindre à la fin du mois.
Deux nouveaux officiers à la C.A. lieutenant à deux ficelles, POCHAT, et un aspirant. Je suis obligé de garder mes anti-chars.
**Jeudi 6 juillet :
Je ne peux résister au plaisir de retranscrire un poème de Roger Garaudy, écrit au camp de Bossuet, en 1942, où il était interné. Le voici (…)
J’avais oublié de noter que, dimanche dernier, une sanglante bagarre a encore éclaté dans les rues de Naples, entre les nôtres et les Américains. Tous les soldats alliés (anglais, grecs, polonais … ) qui se trouvaient par-là, trop heureux de taper sur la gueule des Américains, se sont joints à nous. Ces salauds là, pour se dégager, n’ont pas hésité à tirer alors que nous n’étions pas armés. Résultats : tués et des blessés côté français, deux tués et onze blessés chez eux. Maintenant, quand on descend à Naples, chacun emporte son pistolet ( américain !) .
Depuis la visite de de Gaulle j’ai écrit et reçu de nombreuses lettres qui viennent compléter cette note. J’en extrais les passages suivants :
— » … en rentrant chez nous, et après la cérémonie en l’honneur de de Gaulle, et comme officier d’ordinaire, j’avais fait acheter des moutons et du vin pour améliorer le repas du soir, surtout auprès des tirailleurs pour qui la visite du » Grand Chef pour nous » constituait un événement ! Kn r venant nous leur disions : » Saras et Adjéraïs, y en a grand complète mais Grand Chef pour nous y en a plus grand que les plus grands Saras et Adjéraïs ! » . Il faut avouer que tous en bavaient car de Gaulle, immense dans sa voiture, avait de la gueule ! … ».
— » …Je pense qu’il y a déjà plus d’un an que je désertais du corps franc d’Afrique pour rejoindre les F.F.L…
J’ai fait des lettres à Marthe, maman et Moine. D’après ce qu’il me dit c’est une balle explosive- qu’il a reçu dans la main, des éclats de cette même balle dans la figure (qui lui ont cassé ses lunettes !) et une balle dans l’épaule ! Il est à l’hôpital Lamoricière d’Oran mais doit partir sur Alger et il compte aller te voir avant de retournée à Champlain.
Tu as dû recevoir la fin de ma » campagne de Tunisie » ainsi que de nombreuses lettres de toi que je t’ai retournées. Quand tu auras mon premier colis, contenant une veste de mouton, prise à un prisonnier de la division Stalingrad, tu m’en accuseras réception… « .
De son côté ma femme me donne des nouvelles de sa vie à Alger et, plus particulièrement, du fils : » …Cet après-midi nous sommes allés au Parc de Galand pour qu’il puisse faire un tour sur le manège. Il était fou de joie si bien qu’un Américain, le voyant triste de quitter sa petite voiture, lui a offert un autre tour, puis un autre encore ainsi qu’à tous les enfants qui se trouvaient Ià . Tu parles de la joie des gosses ! … J’ai passé la journée du 4/7 chez ma sœur Augustine. Si tu voyais Pierrot jouer avec les petits poulets (il leur donne à manger) qui ne sont pas sauvages du tout ! Augustine est chic de nous donner, chaque semaine, un œuf ou deux pour le fils, tout frais pondu !
Le 5 juillet j’ai eu une grande et bonne surprise. A quatre heures, un coup de sonnette ; je vais ouvrir : c’était MOINE ! MOINE souriant et tout content de voir Pierrot dans son bain. Sa santé est très bonne et il semble avoir le moral. Je trouve qu’il est merveilleux ! Il jouait avec Pierrot et, comme ce dernier a des mouvements plutôt brusques, j’avais peur qu’il ne lui fasse du mal, mais je n’osais pas le dire de peur de froisser MOINE. Il s’en est très bien rendu compte et, à un certain moment, il lui a dit : attends, pour faire la boxe avec moi, que mon moignon guérisse et je me débrouillerai bien, avec mon autre main, à te gagner… » Lorsque j’ai lu le passage de cette lettre à la popote ma voix s’est étranglée et nous sommes restés, tous les quatre, comme des idiots, à pleurer après la lecture de cette phrase !
**Vendredi 14 juillet :
San-Marcellino ! Hier au soir je me suis promené dans les rues de notre petit village. Une quantité de drapeaux tricolores me saluent des fenêtres ; des guirlandes de papier enjambent les rues et semblent courir l’une après l’autre, dans un bruissement joyeux de milliers de papillotes caressées par le vent.
L’année dernière, en Tripolitaine, nous espérions bien fêter ce 14 juillet à Paris. Nous ne sommes qu’en Europe avec la promesse de partir en France sous peu.
Je me sens léger, pleinement heureux et plus fort. On entend, d’où je suis maintenant (la popote) la musique militaire du bataillon qui joue des marches françaises pour entraîner la retraite aux flambeaux. Elle est lointaine, cette musique, et arrive à nous par bouffées plus ou moins sourdes. On devine le long cortège derrière la musique, on devine les rues étroites et les places plus larges par le son des clairons.
J’ai participé à la naissance du défilé.
J’ai fait le tour du village et je suis rentré parce que fatigué. La musique, tout de suite, a joué l’hymne de » l’Infanterie de Marine « . Les soldats européens et les tirailleurs ont surgi de partout, comme attirés par un puissant aimant- Je me rappelle les vers de Jules Romains dans » La vie unanime » : la musique vide les maisons de la petite ville comme on vide un os en aspirant la moelle … « .
Une cinquantaine de lampes vénitiennes sont brandies au-dessus de la multitude qui ne cesse de croître et cet étrange carnaval serpente dans un flot d’harmonies, de chants, de tam-tam. Des fusées blanches dans le ciel noir. D’autres fusées vertes, rouges et des fusées parachutes qui laissent en suspens dans le ciel des petits points lumineux qui se balancent gracieusement.
Tout ce débordement nous donne chaud au cœur. Aujourd’hui toute la ville est dehors pour regarder les Français. Les gosses sont là, sales, repoussants. Des femmes c de nombreux bébés dans les bras, dans les jupes, partout. Quant aux hommes, encore recouverts de la poussière du travail, la balle des battages, avec leurs traits durcis de paysans, se reposent, à leur habitude, appuyés contre les murs.
Ce soir je sens une joie immense gonfler mon cœur. De ma chambre où j’écris ces lignes, je n’existe plus comme entité particulière mais j’appartiens à ce cortège de Français, à cette parade de la France en territoire Italien.
Cette » vie unanime » de Romains je la vis intensément au cours de ces minutes intenses. Mon âme est mêlée à celles de mes camarades et leurs chants sont les miens. La communion est totale ce soir. C’est la France qui chante sa force nouvelle et crie sa foi en la victoire très proche. Ce soir, mais c’est toute la vie devant nous et cette vie, bon dieu, elle est magnifique !
**Dimanche 16 juillet
Avant-hier nous avons arrosé notre fête nationale par un apéritif entre tous les Européens de la compagnie. Nous étions particulièrement contents car ANDRIOT vient de nous rejoindre complètement guéri. Il boite bien un peu mais ça ne l’empêche pas de tenir sa place.
Pour terminer cet apéritif notre capital notre Capitaine JOUBE s’est levé et, en souvenir de MOINE , nous a demandé de chanter le fameux » tagada, tagada, tagada… » de la popote de Nabeul et qui se terminait par la voltige des assiettée dans la popote. Sans nous être concertés toutes les bouteilles vides ont voltigé sur les pavés de la rue, remplaçant ainsi les poteries manquantes !
Ce matin, par contre, coup de théâtre !
On nous apprend que nous partons presque immédiatement pour participer, en premier échelon, à un débarquement. Comme toujours, avant d’exécuter un ordre, attendre le contre-ordre ! Il n’en demeure pas moins que, redevenant officier T.Q.M. du bataillon, je dois courir tous azimuts pour préparer le départ en camions pour demain cinq heures, vers Brindisi, pour y être embarqués. Je reste avec le gros du bataillon qui doit partir sur Tarente dans quelques jours. En définitive nous ne partirons de San-Marcellino que dans une quinzaine de jours !
Le soir même je fais une lettre à ma femme pour la mettre au courant (par code bien entendu ) .
**Jeudi 20 juillet :
Je reçois plusieurs lettres d’Alger : « … J’ai eu la joie, cet après-midi, d’avoir la visite de MOINE . Il a encore le bras bandé, mais en écharpe, et il dit ne plus avoir besoin de soins. Il était très content d’apprendre, lui aussi, le retour d ’ANDRIOT … »
**Vendredi 28 juillet :
Le 22 juillet le Corps Expéditionnaire Français a terminé en beauté sa campagne d’Italie en prenant la ville de Castelfiorentino. Le lendemain, à 0 heure, toute les divisions du C.E.F. passent à la 1e armée française du général de Lattre de Tassigny (surnommé le roi Jean) pour être dirigées sur la France-
Quant à nous nous devrions quitter San- Marcellino le dimanche 30 pour nous embarquer, par le train, à Aversa en direction de Brindisi. Je souhaite de tout cœur que nous fêtions le 15 août en France. Les événements survenus ces jours derniers en Allemagne montrent que tout ne va pas pour le mieux dans le royaume du grand Reich ! Comme dit Churchill, c’est le commencement de la fin ! C’est particulièrement réjouissant de voir les soldats allemands et les S.S. se casser la gueule entre eux ! Cela est dû, en grande partie à l’offensive soviétique qui bouscule tout sur son passage.
ANDRIOT, de retour depuis une quinzaine de jours, part avec nous, sa jambe ne le faisant plus souffrir. De ce fait le lieutenant POCHAT, venu en renfort, est muté à la 2e compagnie qui manque de cadres. C’est dommage car c’eut un excellent camarade qui s’était mis rapidement au diapason de la popote. De ce fait nous partons donc à six pour la France ( le capitaine JOUBE, le lieutenant ANDRIOT, les aspirants VINCENT, MUNOZ et MAZENC et moi-même-
Espérons que la C.A. s’en sortira bien, une fois de plus !
**Dimanche 30 juillet :
Nous sommes cantonnés, ce soir, à quelques kilomètres de Tarente. Nous avons quitté hier matin San-Marcellino au milieu de la sympathie générale : tous les habitants massés sur les trottoirs pour nous acclamer ! Quand sommes allés dire adieu à nos hôtes, Dona Maria, Bettina, Arthurio et Alcidio, c’est tout juste s’ils ne pleuraient pas !
Conduits en camions jusqu’à Aversa nous partons de là par le train vers les dix heures. Longue station à Naples puis, à nouveau, départ vers les seize heures. A l’arrivée à Salerne, vue magnifique sur la rade qui est splendide-
Nous descendons du train pour rejoindre, par nos propres moyens, le camp de stationnement qui est sous contrôle anglais. Il fait très chaud, ici, et le camp ressemble à celui de Zavia : plat, sableux, sec. Pas d’eau à proximité, ce qui est bien gênant. Tout est accepté pourtant, avec le sourire car, d’ici une semaine, nous pensons bien être en route pour la France-
Avant mon départ j’ai reçu quelques lettres d’Henriette qui me dit que MOINE est venu déjeuner à la maison et qu’il parle d’aller au Caire pour sa main artificielle.
Je lui fais un petit mot pour lui demander d’être patiente car elle risque de ne plus recevoir de lettres de moi avant quelques semaines.
**Dimanche 6 août 1944 :
Après être resté une semaine mortelle dans en camp militaire, mortelle pour être resté sans rien faire, désœuvré, sous une chaleur torride, je me retrouve, depuis onze heures ce matin, à bord d’un transport de troupes anglais, l’Empire Pride, toujours comme officier T.Q.M. du bataillon.
Partis ce matin à sept heures du P.C. de la brigade, nous descendons à un carrefour pour être pris en charge par les Anglais. J’ai, avec moi, le sergent-chef CLAQUIN et les soldats UZAN et CHAMBON, tous les trois de ma section. Conduits par nos alliés, nous arrivons bientôt sur un quai où un L.C.T. nous attend pour nous amener au navire qui doit assurer le transport de nos hommes.
Malheureusement pour nos gars, les dockers italiens sont introuvables ce jour-là (à la messe ?) et nous sommes obligés de nous taper un transport de caisses du quai au L.C.T. et de ce dernier à » l’Empire Pride » où, avec l’aide de la grue de bord, nous finirons le déchargement et l’arrimage dans les cales.
Pour le voyage tout est prévu et nous embarquons de tout : des ceintures de sauvetage gonflables, des pilules contre le mal de mer, des sacs en papier pour ceux qui auraient envie de dégueuler pendant la traversée, du papier à chiottes, de la poudre insecticide, du liquide anti-moustiques …etc, j’en passe et des meilleurs !
Sur le quai toutes les infirmières de l’hôpital 405 sont là, des Françaises qui viennent de faire dix mois de campagne en Italie et qui embarquent sur un bateau voisin du nôtre pour nous suivre en France. Nous regrettons tous qu’elles ne soient pas de notre voyage mais ces salauds de toubibs se les gardent pour eux !
La recherche de notre bateau va être plus que cocasse, le capitaine du L.C.T. ne sachant pas où il se trouve et, comme il y en a une centaine sur rade, cela devient du sport ! Nous nous approchons près d’un mastodonte et notre Anglais se met à gueuler dans son porte-voix : » Where is the Empire -Pride ? « . Catastrophe ! On lui répond qu’il est dans le port intérieur d’où nous venons ! Demi-tour. Nous repassons sous le pont qui relie les deux parties de Tarente et, bientôt, nous trouvons enfin notre bateau.
Nous n’aurons guère de boulot car les Anglais ont fait tout le travail de répartition à partir des états que nous leur avions fournis au début de la semaine.
Ma cabine de 1ère classe est moult confortable et la salle à manger se tient bien avec un service digne des lignes maritimes indiennes où ce bateau était autrefois affecté.
Je vais m’endormir heureux d’être seul, ce soir, dans ma cabine, en souhaitant que demain mon bataillon n’arrive pas trop tôt pour que j’ai le ternes de déguster mon breakfast. Heureux aussi par toutes les bonnes nouvelles reçues à bord et qui annoncent la délivrance de la Bretagne, jusqu’à Nantes ( mon pays ) et par la perspective de débarquer bientôt sur ce sol de France souillé, depuis quatre années déjà, par Allemands.
**Mardi 8 août :
Les nouvelles du front de France continuent d’être excellentes : on annonce ce soir que l’extrémité sud du front américain ne se trouve plus qu’à 160 kilomètres de Paris. Le Mans est menacé. Cette avance est vraiment extraordinaire et nos camarades américains remontent dans l’estime de tous. Puisse Paris être bientôt libéré !
Depuis hier matin tout le bataillon ; et d’autres éléments, se trouvent à bord de » l’Empire-Pride » et tout s’est bien passé. Les heures s’écoulent paisiblement tout au long de la journée. Le matin, de neuf heures à dix heures et demie, nous sommes pris par le nettoyage du bateau et les revues des chambrées de la troupe. A onze heures exercice quotidien d’abandon du navire. A treize heures : déjeuner et ensuite quartier libre jusqu’à dix-sept heures pour le five o’ dock tea. Après lectures ou jeux avec VINCENT ou ANDRIOT. A dix-neuf heures : souper. A nouveau lectures ou jeux, ou rêvasseries dans le salon fumoir, calé dans un immense fauteuil. A vingt et une heure quinze nous écoutons les informations en langue française de la B.B.C., informations qui nous remplissent de joie. Ce soir on annonce que ce sont les F.F.I. qui ont occupé Vannes, Saint-Brieuc, Ploërmel.. .etc. Voilà du bon travail dont nous nous sentons fiers, nous, les Français. Il me reste aussi beaucoup de temps pour songer à ma femme et à mon fils, ainsi qu’à ma mère qui doit être contente de savoir Nantes et Pornic libérés ( information qui s’est révélée fausse, en ce qui concerne Pornic, pris dans la » poche » de Saint-Nazaire ).
**Vendredi 11 août :
Toujours en rade, c’est le moment de le dire ! J’ai pourtant bon espoir que nous levions l’ancre cette nuit car, depuis hier au soir, tous les cargos sont partis et ne restent plus ici que les transports de troupe qui doivent, normalement, prendre la mer à vingt-quatre heures de décalageage sur les cargos.
Depuis un mois je n’ai vraiment pas de chance avec ma santé : avant-hier j’ai pris froid dans ma cabine avec ces sacrées bouches à air et me voilà, à nouveau, avec une légère congestion aux poumons. Inutile de dire que je me soigne énergiquement !
Les journées sont longues sur le bateau.
Déjà six jours que nous sommes à bord. J’ai tout le temps de penser à beaucoup de choses et à beaucoup de personnes qui me sont chères. Ma femme et mon petit occupent le centre de mon univers. Quatre mois, dans deux jours, que je les ai quittés. Cela a passé très vite et pourtant il suffit de quelques jours d’inaction pour se rendre compte que c’est terriblement long pour Henriette, qui se retrouve seule chaque soir, je comprends quelle vie affreuse est la sienne.
Je revois mes amis de France, ceux de Céret ,les derniers quittés, Kim et Madeleine. Ceux de Bourges, ceux de Nantes et de Pornic, les compagnons de mon enfance. J’ai quitté Nantes pour la dernière fois le 10 mai 1940, jour du déclenchement de l’offensive allemande contre la France. Que sont devenus les vieux amis de ma mère, madame Jégou, par exemple ?
Il y a aussi ceux que je ne reverrai plus.
A Pornic mon oncle Pierre qui n’a pas résisté à l’occupation allemande, lui qui avait fait » la dernière » pour qu’il n’y ait plus jamais de guerre ! Et Madeleine, ma sœur, qui m’écrivait quinze jours avant sa mort : » … Tu vas partir, mon petit frère. Va jusqu’au bout et dis leur à tous, Pornicais et Nantais, mon regret d’être restée en panne… » .
Comme j’écris ces lignes je sens un long frémissement parcourir notre bateau. .Je regarde par le hublot : Pas de doute, nous quittons la rade pour la haute mer.
**Samedi 12 août :
Faux départ ! Nous n’avons fait mouvement que vers les quais pour refaire provision d’eau et de combustible. Sept jours déjà que je suis à bord ! Nous ne serons jamais en France pour le 15 août !
J’ai toujours mal à la gorge bien que cela aille beaucoup mieux du côté de la poitrine. Il ne faudrait pas que je fume !
Je ne sais trop pourquoi il me revient à l’esprit une anecdote, authentique, de cette campagne d’Italie que je ne peux résister au désir de transcrire.
Au cours d’une progression qui utilisait, en ligne, les trois compagnies du bataillon, le commandant SAMBRON restait inquiet en cas d’une contre-attaque de flanc par l’ennemi. Ce qui devait arriver se produisit. Le capitaine B…, commandant de la C.B. (la compagnie de bataillon), qui se trouvait auprès du commandant et qui, comme lui, se rendait compte par la radio que la situation n’était pas brillante, proposa de regrouper les éléments disparates du bataillon (transmissions, ordonnances, pionniers… ) et d’aller à leur tête colmater la brèche réalisée par les Allemands dans notre dispositif. Le commandant approuve et B… part à la recherche de ses gars pour essayer de mettre sur pied une section. Dans l’intervalle la compagnie accrochée contre-attaque à son tour et rejette les Allemands sur leurs bases de départ. B… vient rendre compte au commandant qu’il est prêt et qu’il va foncer. A ce moment la radio signale » situation rétablie ; cela a été dur mais tout va bien maintenant. « .
Que pensez-vous qu’il arriva ? Le commandant a donné la croix de guerre au capitaine B… ’ … pour avoir été volontaire pour se porter au secours d’une compagnie en difficulté bien que n’ayant pu mettre son projet à exécution, la situation ayant été rétablie dans l’intervalle…
Joli, n’est-ce pas ?
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