Après l’exposé de Kœnig, Amilakvari, qui commandait la 13e Demi-Brigade de Légion Etrangère, avait conclu avec un large rire :
— C’est tellement con que ça ne peut pas ne pas réussir.
La voix d’Amilak faisait penser à un instrument cassé dont seules quelques cordes subsisteraient. Elle passait sans transition du grave au suraigu. Les cassures de ton étaient d’autant plus frappantes qu’Amilak s’exprimait volontiers avec éclat et emphase. Elle gardait des sonorités slaves qui ajoutaient à son étrangeté.
Ce qui était-tellement-con-que-ça-ne-pouvait-pas-ne-pas-réussir était le plan de l’attaque que devait faire, au sud de la ligne d’El-Alamein, la première division française libre que commandait Kœnig.
Le commentaire d’Amilak fut salué par les rires des officiers présents. Le scénario fut adopté sans changement. La confiance était de règle. On pouvait se payer le luxe d’un plan un peu farfelu, quand on se sentait épaulé par la formidable concentration de blindés, d’artillerie et d’infanterie que Montgomery avait réalisée sur le front d’El-Alamein.
La division était campée sur un plateau rocheux qui avait un nom aux aspérités de silex : le Guaret el Humur.
C’était la limite sud du front. Au-delà s’étendait l’immense dépression de Kattara qui était en dessous du niveau de la mer. Mer morte et asséchée, elle scintillait à perte de vue, en contrebas, de ses cristaux de sel. La dépression était déserte. Seules s’y aventuraient, avec des véhicules spécialement équipés et sur des itiné raires fixés avec précision, les équipes légères du Long Range Désert Goup qui la traversaient pour surgir sur les arrières de l’ennemi.
Au moment de la première avance de Rommel, la dernière ligne de résistance avant Alexandrie et Le Caire avait été établie à El-Alamein où la distance était la plus courte entre mer et dépression. A peine 60 kilomètres. C’est là que la IXe Armée, venue à marche forcée d’Irak, avait arrêté Rommel en 1941.
D’un côté, le Guaret el Humur domine la dépression. De l’autre, on peut voir, à quelques kilomètres à peine, l’impressionnante concentration des chars d’une division blindée britannique qui n’a pas pu se déployer dans le labyrinthe des champs de mines et dont les chars sont tassés les uns sur les autres sans prendre la peine de se camoufler et sans se soucier apparemment de l’artillerie et de l’aviation ennemies.
Les précautions paraissent superflues. Dès les premiers jours de l’offensive l’aviation allemande a été balayée du ciel. Les quatre Messerschmitt d’appui tactique qui surgissaient en faisant un crochet par la dépression, puis mitraillaient et bombardaient en hâte les arrières ont été abattus les uns après les autres quand ils se sont hasardés dans le hérissement des canons et des mitrailleuses de la division blindée.
Depuis, le ciel est vide d’avions allemands.
Un jour où j’avais dévalé avec deux chenillettes du Guaret el Humur pour reconnaître les abords de la dépression, les quatre avions corsaires sont passés en trombe à quelques mètres au-dessus de moi. Trop tard pour tirer. Mais les pilotes avaient enregistré l’image des deux voitures isolées. Dix minutes plus tard, leur raid éclair fait, ils surgissaient à nouveau. J’avais mis à profit ces quelques minutes pour me rapprocher autant que possible de la falaise et pour nous mettre nous-mêmes à l’abri derrière des rochers. Les avions, passant comme à l’aller en rase-mottes, foncèrent droit sur deux petits affleurements de roches qui se trouvaient à peu près à l’endroit où nous étions et qu’ils prirent pour nos voitures. Ils volaient si bas que la plupart des petites bombes glissèrent tranquillement sur le sable sans exploser.
En face de nous, du côté des lignes allemandes, s’étend un no man’s land de vingt kilomètres de sable et de cailloux qui limite à l’horizon la haute table de pierre de l’Himeimat où sont établies les positions ennemies.
L’opération, telle que l’avait décrite Kœnig et commentée Ami-lak, était en effet très simple à condition que l’on acceptât comme allant de soi que tous les obstacles que nous devions rencontrer seraient surmontés sans difficulté.
L’attaque devait avoir lieu de nuit. Par pleine lune. La marche d’approche de l’infanterie ne pouvait se faire qu’à pied. Les automitrailleuses du 1e Spahis, les bren-carriers de la Légion, les chars de la seule compagnie existant alors du 501 étaient prévus en reconnaissance et en appui.
Les canons de 75 tractés et portés devaient suivre comme ils pouvaient. Il était peu probable qu’ils puissent suivre l’infanterie.
Le premier obstacle que la colonne devait rencontrer était un champ de mines qui barrait la plaine en avant du massif de l’Himeimat. Le plan d’opération avait balayé cette difficulté. Il était convenu, comme dans un exercice entre parti rouge et parti bleu que le génie, aidé par l’infanterie, ouvrirait sans difficulté un passage pour les véhicules et l’infanterie.
Quelques kilomètres plus loin nous devions rencontrer un deuxième champ de mines. La colonne ne devait pas le traverser, mais devait alors pivoter de 90 sur la droite et se diriger sur l’Himeimat qui serait ainsi abordé de flanc et en arrière des positions frontales de la défense. Les défenseurs seraient ainsi pris à revers.
C’était le 1e bataillon qui était chargé de cette première phase de l’attaque. Comme le disait Amilak, c’était tellement con que ça ne pouvait pas ne pas réussir.
Personne n’en doutait. Rangée, en ordre de départ, la longue colonne de la Légion donnait une impression de puissance et de sécurité.
L’approche devait se révéler plus dure et plus difficile que prévu pour les hommes qui portaient de lourdes charges — mitrailleuses, mortiers, fusils mitrailleurs, munitions — et qui avaient à faire vingt kilomètres dans un sable où ils enfonçaient à chaque pas au-dessus des chevilles.
La colonne arriva cependant sans encombre jusqu’au premier champ de mines où tout se passa comme prévu.
C’était un honnête champ de mines, qui avait été autrefois posé par les Anglais et qui n’avait pas été truffé de pièges. Il était délimité par des piquets, des barbelés et des écriteaux. Sans difficulté le génie et l’infanterie réussirent à ouvrir un passage que les automitrailleuses, les bren-carriers et les troupes à pied franchirent sans incident. Une grande partie de la colonne était déjà passée quand un tir d’artillerie se déclencha de l’Himeimat. Mais les canons tiraient à l’aveuglette et les obus tombèrent hors de portée.
Passé le champ de mines, les automitrailleuses sont en tête. Les bren-carriers derrière. L’infanterie suit.
La marche se poursuit dans cet ordre quand brusquement les deux véhicules de tête s’arrêtent. De proche en proche la colonne s’immobilise. Les officiers de spahis expliquent que les deux auto-mitrailleuses sont en plein champ de mines. Ce deuxième champ de mines n’a ni barbelés ni écriteaux indicateurs. Mais les équi pages ont vu à temps devant eux et sur les côtés des coupoles de mines que les vents de sable ont découvertes et qui brillent doucement sous la lune.
Les équipages ont reçu l’ordre de rester dans leurs voitures et les conducteurs de reprendre en marche arrière et avec d’infinies précautions le chemin qu’ils ont pris à l’aller. Le chef de peloton dirige la manœuvre.
Lentement, sans à-coups, les deux automitrailleuses reculent en maintenant exactement leurs roues dans la trace faite par leurs pneus à l’aller.
Puis elles prennent du champ. Tout le monde respire.
Puisque le deuxième champ de mines vient ainsi de se faire reconnaître, la colonne est maintenant, selon le plan d’opération, à l’endroit où elle doit tourner à 90″ et avancer par le travers de l’Himeimat.
Pour plus de sécurité, la colonne prend quelques centaines de mètres de recul par rapport au champ de mines.
Les bren-carriers sont passés en tête. Les automitrailleuses restent en protection car nous venons d’entendre des coups de canon qui ne viennent plus maintenant de l’Himeimat et que nous situons en face de nous, au-delà du champ de mines. Cela ne nous étonne pas. Les renseignements ont mentionné en effet la présence dans les parages d’un groupe blindé allemand, le groupe Kiehl, qui est d’ordinaire attaché directement à Rommel et qui assure sa protection.
Je suis maintenant avec mes chenillettes en tête de la colonne, en marchant aussi vite que je le peux pour éviter de m’ensabler. Les chenillettes avancent dans un nuage de poussière.
Les canons allemands tirent de façon intermittente, mais leurs coups semblent se rapprocher. Plusieurs m’ont paru tomber à proximité.
Comme nous n’avions pas à l’époque de radio sur les chenillettes, je m’arrête après avoir fait un ou deux kilomètres pour vérifier que mes véhicules me suivent bien.
Quand la poussière s’est dissipée, je m’aperçois qu’il n’y a qu’une chenillette derrière la mienne et que les autres sont encore loin.
Nous attendons. Elles ne rejoignent pas. Et c’est finalement un des éclaireurs de l’infanterie qui me dit que plusieurs chenillettes ont sauté sur des mines (c’étaient les explosions que j’avais prises pour des coups de canon) et qu’on attend qu’un passage ait été déminé pour permettre aux autres de suivre.
En fait, huit chenillettes sur vingt ont sauté et par malchance toutes celles sur lesquelles j’avais monté avec soin des canons de 25 mm récupérés en Syrie.
Il n’y a que des blessés légers. Les mines ne sont pas, heureusement, des tellermines allemandes qui auraient pulvérisé nos engins mais des mines fabriquées en Egypte et réutilisées par les Allemands.
Nous ne pouvions évidemment pas prévoir que ce deuxième champ de mines ne serait pas, comme l’indiquaient les renseignements, parallèle à notre nouvel axe de marche, mais oblique. Quand nous avons tourné à 90 en croyant marcher parallèlement à lui, nous l’avons de nouveau coupé quelques instants plus tard.
J’étais en tête, sans radio, et la poussière soulevée en tourbillon par les chenilles me permettait à peine de distinguer le premier véhicule qui me suivait. Celui-ci avançait exactement dans mes traces. Par miracle nous avons traversé le champ de mines d’une traite sans nous en apercevoir, soit que par un extraordinaire hasard nous n’ayons touché aucune mine, soit que, marchant à notre vitesse maximum, la pression n’ait pas été suffisante pour faire exploser ces mines de fabrication locale et souvent mal réglées.
Moins heureuses, les voitures qui nous suivaient ont sauté les unes après les autres avant que les équipages aient pu se rendre compte de ce qui se passait.
Ce second incident nous a sérieusement retardés et nous sommes déjà très avant dans la nuit.
Finalement le bataillon passe et avance maintenant en ordre de combat vers la falaise.
L’ordre d’opération a prévu que l’infanterie prendrait pied sur le plateau et qu’elle se trouverait alors en arrière des défenses allemandes qu’elle prendrait par surprise.
Mais à pied d’œuvre les choses ne sont plus aussi simples. La falaise n’est pas un éboulis de pierres mais un escarpement. De plus l’alerte est donnée et nos adversaires font pleuvoir sur nous des grenades comme les défenseurs des forteresses du Moyen Age déversaient des seaux de poix bouillante sur les assaillants.
Les compagnies du 1e bataillon sont devant une muraille qu’elles n’arrivent pas à franchir. Les coups de canon se rapprochent. L’heure avance. Si nous sommes encore là, sans canons antichars, quand le jour se lèvera, nous serons à la merci des blindés allemands.
Bollardière, qui voit les heures passer et qui se rend compte qu’il ne lui sera pas possible de prendre pied sur le plateau avant le jour, donne l’ordre de repli. Par échelons, les compagnies décrochent et reviennent en arrière. Elles repassent le second champ de mines et retrouvent la protection des automitrailleuses et celle, très relative, des bren-carriers qui restent.
Quand il fait grand jour, nous avons déjà mis quelques kilomètres entre nous et le massif de l’Himeimat.
— Mon commandant, venez voir le 2e bataillon qui attaque.
C’est un légionnaire qui vient de nous avertir, Bollo et moi, pendant qu’arrêtés et bavardant tous les deux, nous surveillons le glissement alterné des compagnies.
Nous grimpons sur un petit tertre d’où nous embrassons toute la plaine et le massif de l’Himeimat. Celui-ci est déjà loin mais le temps est très clair et la visibilité est parfaite.
L’Himeimat paraît plus imposant encore que de près. Il dresse ses tours et ses créneaux de pierre sur un socle qui a dû être élargi par les éboulements successifs des rochers.
C’est cette pente inclinée à 45 que gravissent en ordre, réduits par la distance à des dimensions de fourmis, les légionnaires du 2e bataillon Le spectacle est magnifique. Les colonnes de l’infanterie avan-cent lentement dans un ordre parfait. Les premiers éléments arrivent au sommet et disparaissent derrière la crête. Au fur et à mesure, régulièrement, de nouvelles sections se déversent sur le plateau.
Nous crions de joie.
Tout d’un coup, avec la soudaineté d’une machinerie de théâtre, des formes noires surgissent qui se découpent en plein ciel sur la crête de l’Himeimat. La marche ordonnée des fourmis s’inverse avec une perfection quasi mécanique. Les hommes commencent à descendre lentement et en ordre la pente raide qu’ils avaient gravie.
Nous sommes trop loin pour que le drame ait une densité pour nous. A cette distance rien ne s’explique. Les bruits de mitrailleuses et de canons nous parviennent, dépouillés de leur caractère menaçant, comme la simple musique d’accompagnement de cette parade.
Les chars noirs restent immobiles, figés comme des statues. De temps en temps un léger flocon d’ouate éclot et s’accroche à la crête de l’Himeimat. Sans doute est-ce notre artillerie qui tire.
Les chars ne poursuivent pas l’infanterie qui se replie au pas et en bon ordre. En fait, le terrain ne leur permet pas de descendre. Leurs mitrailleuses et leurs canons ne peuvent même pas tirer sur l’infanterie.
Nous restons fascinés sur le sommet de notre tertre à regarder à la jumelle le spectacle.
Puis notre propre marche reprend par échelons.
Nous nous sommes retrouvés en arrière-garde, automitrailleuses et chenillettes.
D’une automitrailleuse descend le lieutenant Kochanowski — allure de cavalier tartare, visage à pommettes hautes et saillantes, yeux bridés et cruels — qui me dit en riant :
— Viens voir les chars allemands qui sont derrière la dune.
Il m’indique une dune qui est à 2 kilomètres environ et qui doit
être à peu près à la limite de la dépression de Quattara.
— J’arrive. Laisse-moi prendre mon appareil de photos.
J’ai pris son invitation pour une plaisanterie. Et c’est évidemment de sa part une plaisanterie.
Avant de le rejoindre, je donne des indications précises aux bren-carriers qui me restent pour qu’ils continuent leur route pendant un ou deux kilomètres. Je les rejoindrai à pied.
Ils n’ont qu’une dune à passer mais qui est certainement assez raide car à mi-pente il n’y a pas moins d’une cinquantaine de véhicules du 2e bataillon de Légion qui s’efforcent péniblement de la franchir depuis plus d’une demi-heure. Mais ils se sont mal engagés. Ils sont à la queue leu leu, s’ensablant, faisant quelques mètres, s’ensablant de nouveau et autour d’eux les hommes s’affairent, dégagent les roues à la pelle, disposent les grilles et les rouleaux à sable. Les véhicules sont sans ordre. Camions, ambulances et canons tractés mêlés.
Les chenillettes sont moins chargées et plus maniables dans le sable. Mais j’ai quand même dit aux chauffeurs de les alléger au maximum, de faire descendre les hommes, de bien choisir à l’avance leurs itinéraires et de ne pas s’arrêter avant d’être au sommet.
Les chenillettes partent et prennent leur élan pour passer l’obstacle.
Cela fait, je pars à pied avec Kocha dans la direction de l’autre dune et des prétendus chars allemands qu’il veut me montrer,
Nous n’avons pas fait vingt pas qu’un tir de mitrailleuses et de canons parti de derrière la dune s’abat sur les véhicules de la Légion.
Il ne faut pas dix minutes pour que tous soient en flammes. Nous voyons les hommes sauter des véhicules et courir. Pas un de ces véhicules n’est en position de riposter. Les canons tractés que nous voyons de profil sont ensablés. Bientôt tout flambe.
Kocha a hurlé en direction d’une de ses automitrailleuses, puis nous avons couru comme des fous vers elle. Kocha a bondi à l’intérieur et donné l’alerte à toutes les automitrailleuses.
Je n’ai plus mes chenillettes qui sont à un ou deux kilo-mètres de là. Elles ont passé de justesse et sans s’arrêter parmi les camions ensablés juste avant que le tir des canons allemands ne se déclenche.
Je cours dans la direction des sections d’infanterie. Bollardière est là.
A proximité se trouvent deux canons de 75 avec leurs servants qui ont réussi à arriver jusque-là et qui suivent maintenant l’infanterie dans son repli.
Ils sont mis aussitôt en batterie dans la direction de la dune qui dissimule les chars allemands.
Ceux-ci devaient être là depuis longtemps. A l’affût. Ajustant tranquillement leur tir, à moins de mille mètres, sur les véhicules de la Légion qui peinaient dans le sable, attendant sans doute pour ouvrir le feu que le maximum de véhicules soit engagé, enlisé et hors d’état de riposter.
Comme on pouvait le prévoir, le carnage fait (qui n’a pas duré dix minutes), les chars, qui n’ont plus maintenant à se dissimuler, surgissent brusquement et avancent dans notre direction.
Ils commencent à prendre à partie, mais à la limite de portée, les automitrailleuses qui ripostent bravement avec leurs petits canons de deux livres. Je vois encore l’une d’elles, embossée au pied du tertre d’où nous avions contemplé l’attaque du 2e bataillon, et rendant coup pour coup avec son petit canon.
Les chars ne s’en soucient pas et continuent à avancer. Cette fois-ci, les deux 75 ouvrent le feu. Ce sont des canons récupérés en Syrie et qui n’ont pas de lunettes et leur tir ne peut pas être très précis à cette distance. Mais les obus soulèvent en explosant des gerbes de sable qui indiquent clairement l’importance du calibre des pièces.
Les chars hésitent, cessent d’avancer puis manœuvrent pour se mettre à défilement de tourelles. Les chars sont des chars légers américains. Il y a aussi parmi eux quelques chars de cette première série ratée qui a précédé les Sherman : les général Grant qui ont des canons fixes de 75.
Cela ne nous surprend pas car nous savions que le fameux groupe blindé Kiehl s’était équipé entièrement en matériel anglais et américain, cris à TofoïOMk.
Les automitrailleuses manœuvrent de leur côté pendant que la canonnade continue, mais presque hors de portée et sans efficacité de part et d’autre. Au moins les chars allemands sont-ils provisoirement arrêtés.
Je propose de courir chercher les chars du 501 qui sont quelque part sur le champ de bataille et qui étaient la nuit dernière en protection du 2e bataillon.
Je cours jusqu’à mes chenillettes qui attendent, indemnes, à l’endroit que je leur avais indiqué et file à la recherche des chars.
Je rencontre bientôt la compagnie de chars crusaders conduite par Divry qui a déjà été alertée et à qui j’explique ce qui vient de se passer.
Divry donne des ordres à la radio et se hâte avec ses chars.
Ce sont de bons chars de reconnaissance, rapides mais assez peu blindés qui régnaient dans le désert avant que l’Afrika Korps n’arrive avec ses canons de 88 et ses chars équipés de 75.
En vue des chars allemands, les crusaders manœuvrent, se mettent aussi à défilement de tourelles et ouvrent le feu. En protection arrière, car ils n’ont pas pu passer les dernières dunes, les canons portés Conus, que commande de Courcel, sont venus renforcer le dispositif.
Les chars allemands sont bloqués.
J’apprends peu après que Bollo, que j’avais laissé avec les canons au moment de l’apparition des chars allemands, vient de sauter sur une mine avec sa jeep, que son petit chauffeur espagnol Zapico est mort sur le coup et que lui-même a eu une partie du bras arrachée.
Amilak a été tué aussi. Un officier me raconte que quelques minutes avant il avait dit superbement :
— Je ne sais pas ce que c’est que d’avoir peur. Je voudrais bien savoir quelle impression ça fait.
Amilakvari tué, Bollardière blessé, de nombreux officiers de Légion tués ou blessés, Kœnig lui-même trop loin du champ de bataille, les bataillons flottent sans ordres et les hommes prennent le parti de rejoindre, par groupes ou isolément, la base de départ de Guaret el Humur et de faire en sens inverse dans le sable les vingt kilomètres qu’ils avaient faits la nuit précédente.
Aucune panique chez ces hommes dont le souci est de ramener leur matériel, leurs tués, leurs blessés et, pour ceux du 2e bataillon qui reviennent de l’Himeimat, leurs prisonniers. Mais il n’y a plus à ce moment-là de commandement véritable de l’opération. Que l’aviation allemande eût été présente comme elle l’était au temps de Bir Hakeim, il ne fût pas resté grand monde de ces groupes éparpillés sur vingt kilomètres de sable, sans abri et sans protection. L’aviation alliée a heureusement la maîtrise totale de l’air.
Il reste de nombreux blessés du 2e bataillon parmi les carcasses calcinées des véhicules détruits par le groupe Kiehl. Je ramène sur les chenillettes ceux qui sont en état de supporter le transport et je promets aux autres de revenir les chercher le soir avec les ambulances. Ce que je fais à la nuit.
L’attaque de diversion de la division était un semi échec. On considéra a posteriori qu’elle avait atteint son objectif en contribuant à tromper Rommel sur les intentions de Montgomery et sur le secteur du front où celui-ci allait déclencher la bataille de rupture.
Mais il n’avait tenu qu’à un fil qu’elle ne tournât au désastre et à la destruction complète des deux bataillons de Légion qui avaient attaqué.
Après l’attaque de l’Himeimat, la Légion se déplaça un peu plus au nord. Puis, après un jeu subtil de feintes et d’esquives, Montgomery déclencha l’attaque de rupture. Jamais nous n’avions vu dans le désert une si fantastique concentration de canons et de blindés. Le génie militaire de Rommel ne pouvait combler l’écart entre les forces de Montgomery et les siennes.
Un jour le front craqua. Parti à l’aube pour une reconnaissance, je ne trouvai devant mes chenilles qu’une immense trace faite par les pas de milliers d’hommes marchant dans le sable. Elle coulait vers l’ouest comme un fleuve.
Ce furent d’abord les équipements lourds, mitrailleuses, fusils mitrailleurs et mortiers que nous trouvâmes abandonnés. Puis les équipements individuels. Puis, au détour d’une dune nous eûmes le spectacle de milliers d’hommes, déjà harassés, qui se traînaient à pied vers l’ouest. Tous des Italiens. Rommel ayant réquisitionné tous les moyens de transport pour dégager le noyau dur de l’Afrika Korps et pour continuer le combat en retraite.
Bollardière avait été transporté à l’hôpital du Caire où les chirurgiens avaient réussi à lui sauver le bras.
Je l’y rencontrai quelques semaines plus tard.
J’appris aussi que Kœnig, qui commandait la division et qui avait monté l’opération, avait rejeté la responsabilité de l’échec sur Bollardière. Celui-ci, qui était une sorte de saint laïc et qui avait trop de grandeur d’âme et d’humilité chrétienne pour se révolter, avait dédaigné de répondre et même de s’expliquer. Il ne souhaitait qu’une chose : reprendre un commandement, quel qu’il fût, d’une section, d’une compagnie, d’un bataillon ou d’une brigade. Il se réjouissait sans arrière-pensée de la rentrée de l’Afrique du Nord dans la guerre que nous avions apprise au cours de la bataille d’El-Alamein.
Mais il laissait dans cette aventure quelques illusions.
Il eut en effet entre les mains deux lettres de Kœnig écrites à peu près au même moment dont l’une l’accablait et disait qu’il n’avait pas su mener son attaque cependant que l’autre, qui lui était personnellement adressée, lui disait, sur un ton apparemment chaleureux et amical, toute l’estime qu’il avait pour lui et lui proposait, dès qu’il serait rétabli, de le prendre dans son état-major.
Pour moi, qui connaissais Bollardière depuis le jour où j’avais rejoint sa compagnie en Erythrée et le respectais profondément pour sa droiture, son inflexibilité morale, sa foi religieuse, son talent militaire, la clarté et la netteté de son commandement et de ses ordres, l’attitude de Kœnig brisa le lien affectif qui m’attachait à la Légion.
Je m’indignai de l’injustice faite à Bollardière et du silence complice avec lequel elle était acceptée.
Je plaidai avec véhémence pour Bollardière et je dis à tous les officiers, de Sairigné compris, qui avait pris le commandement du bataillon, ce que j’en pensais.
Petit à petit, je pris l’habitude de ne plus déjeuner ou dîner au mess des officiers et de m’en tenir avec le Commandement à de stricts rapports de service.
Dans le désert c’était une gageure, mais je la tenais. Je vivais avec les hommes de ma section.
Le commandant et l’état-major du bataillon s’étaient habitués à cet isolement volontaire.
J’avais fait une demande pour être remis à la disposition du Commandement supérieur des Forces françaises dans le Moyen-Orient pour ne plus servir sous les ordres du général Kœnig. Elle devait aboutir en principe chez le général Catroux, qui était alors à Beyrouth, après être passée par l’échelon du corps d’armée fantôme de Larminat.
Ma demande avait déjà été envoyée depuis des semaines quand je fus convoqué par le général Kœnig.
Ce dernier était dans sa roulotte de campagne avec un abcès dans la bouche qui lui déformait la joue. Je me rappelle l’odeur fade de pansements et de médicaments qui flottait.
Kœnig tenait ma lettre à la main.
Il commença par des éloges :
— Vous êtes un excellent officier…
Comme par mégarde il m’appela capitaine quand je n’étais alors que lieutenant. Mon silence l’encouragea. Il parla cordialement et amicalement. Il passa aux semi-confidences et me dit que Bollardière avait mal exercé son commandement.
Je ne répondis pas.
Je suppose qu’il pensa m’avoir enveloppé dans ses manières bon enfant qui l’avaient fait appeler le Gros Lapin. Il tenait ma lettre à la main, comme l’on tient un papier que l’on s’apprête à déchirer.
— Alors, qu’est-ce que je fais de votre lettre ? Je la déchire ?
J’émergeai de mon silence :
— Non, vous la transmettez au Commandement.
Il fit un geste qui voulait dire tant pis. Il ajouta que je serais noté comme un excellent officier. Je saluai et je sortis.
Ma demande partit donc chez de Larminat, puis, de là, chez le général Catroux qui commandait l’ensemble des Forces Françaises Libres au Moyen-Orient.
Mais, dans l’intervalle, la division qui était restée quelque temps inactive, pendant que la VIIIe Armée poursuivait Rommel en retraite à travers la Libye puis la Tripolitaine, s’était remise en mouvement.
Pour rejoindre le front de Tripolitaine, plusieurs unités de Légion, dont ma section, furent embarquées à Tobrouk à destination de Tripoli pour participer à la campagne de Tunisie.
C’est précisément à ce moment-là que je reçus l’ordre m’envoyant à Beyrouth. Mais je prétextai que le commandement auprès duquel je devais me rendre avait quitté Beyrouth pour s’installer à Alger.
J’ignorai l’ordre et embarquai avec mes véhicules.
A l’issue de la campagne de Tunisie, me voyant toujours là, l’état-major de la division me demanda des explications mais resta perplexe et ne prit aucune décision.
J’en étais là quand Amyot d’Inville me fit part de son projet de transformer le bataillon de fusiliers marins en régiment de reconnaissance et me demanda de le rejoindre.
C’était pour moi une façon de prendre mes distances avec la Légion et avec Kœnig.
Amyot se chargea de la décision qui m’affectait chez lui. Je n’eus qu’à échanger mon képi de Légion contre une casquette de la Marine et le béret noir à liséré de cuir des chars.
A la première inspection qu’il fit, Kœnig passa devant moi sans mot dire.
Peu de temps après d’ailleurs il fut remplacé au commandement de la division par le général Lelong, qui n’y fit qu’un passage rapide et repartit aussi discrètement qu’il était venu, puis par Diego Brosset
Roger Barberot
Extrait de « A Bras le Coeur » – Robert Laffont, 1972
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