*LA BATAILLE DE TORRE ALFINA
Après la ligne Gustav, après la ligne Hitler, la Division entra dans Rome, où ses hommes furent accueillis aux cris mille fois répétés de liberatori ! Les filles se précipitèrent sur eux, les embrassèrent, grimpèrent sur leurs camions, leurs jeeps, leurs blindés et même sur leurs canons comme ce fut le cas dans toutes les villes libérées des Nazis et des Japonais, en cette phase triomphante de la Seconde Guerre mondiale, que ce fût à Toulon, à Paris, à Marseille, à Strasbourg ou à Hanoi… Le drapeau français fut hissé sur la ville éternelle par un soldat du Bataillon d’Infanterie de Marine et du Pacifique, le célèbre B.I.M.P., vétéran de Bir Hakeim.
Un monsieur distingué, portant décoration et lorgnon, m’entreprit longuement dans un français impeccable, après ce défilé de la victoire, sur ce coquin de Mussolini qu’il faudrait pendre haut et court ( cela serait bientôt fait, et même par les pieds ), sur la vie chère à Rome et sur la furia franchese ; puis il termina son discours en évoquant notre commune culture latine, Romulus et Remus, César et Ciceron, Virgile et puis Ronsard, et en me déclarant en toute simplicité qu’il n’y avait que deux pays au monde : la France et l’Italie.
Mais cet épisode glorieux fut de courte durée, car la guerre était là, tout de suite au nord de Rome, et les hommes du corps expéditionnaire continuèrent de foncer, plus ou moins vite, plus ou moins facilement, tantôt sur la route, en camions escortés de blindés, prêts à bondir dès la première rafale, tantôt dans les cailloux, les buissons et le maquis, biffins qui grignotaient chaque jour un peu de plaine, un peu de montagne, un peu de bois, car, comme l’écrivit Péguy :
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois…
Frascati, Viterbo, le Lac de Bracciano, MonteFiascone, le lac de Bolsena… Autant de noms, autant de victoires, sur un ennemi qui, tantôt résistait farouchement, tantôt décrochait sur plusieurs dizaines de kilomètres après avoir rompu le contact en laissant simplement, ici et là, un snipper dans un arbre ou derrière un rocher, tireur d’élite muni d’un fusil à lunette avec lequel il tuait d’une balle au front, d’une seule, le chef à la peau blanche facilement reconnaissable devant quarante têtes noires.
Souvent aussi, un nid de résistance plus étoffé causait plus de dégâts, et l’on aurait pu suivre à la trace cette armée d’Italie, rien que par les croix de bois qu’elle laissait derrière elle, à l’endroit même où ils avaient été frappés : dans un vallon, sur une crête, au coin d’un bois, au bord d’une route ou d’un chemin creux.
C’est ainsi que je recevrai un jour la triste mission de refaire le chemin de nos combats, avec une corvée de dix tirailleurs, deux camions et onze cercueils, pour déterrer onze corps de combattants de tous grades, les mettre en bière et les ramener au grand cimetière divisionnaire, quelque part à l’arrière, comme je le relaterai plus loin…
Tantôt ils donnaient seuls, tantôt ils étaient deux, pour se tenir compagnie, tantôt encore cinq ou six tombes se touchaient : un obus plus heureux, une rafale plus précise, un accrochage plus violent…
Ah ! Comme la terre parlait, avec toutes ces sépultures ! Et le soir, le soir surtout, une brise légère racontait la dernière bataille qui, pourtant livrée la veille ou le jour même, était déjà du domaine de l’épopée. Une épopée qui rejoignait celle des siècles passés, dans cette campagne romaine tant de fois sillonnée par tant de guerriers, Carthaginois, mercenaires secs et farouches comme des carnassiers, Gaulois aux longs cheveux et aux moustaches fauves, Français des guerres de magnificence, soldats de Marignan et du Pont d’Arcole, volontaires de la République, grognards de l’Empereur, tous, ou presque, sur le sol d’Italie, avaient été des vainqueurs.
Comme ils étaient vainqueurs, chaque jour que Dieu faisait, ces soldats du C.E.F. qui, contrairement à leurs anciens, ne venaient pas du Nord, mais du Sud, se rapprochant de leur pays à chaque pas, à chaque coup de fusil, à chaque rafale de mitrailleuse, à chaque tour de roue ou de chenille…
Et ce murmure du vent sur la plaine et les collines, n’était-ce pas la chanson grandissante des biffins du passé, avançant le pied la route comme les Saras du Tchad aux profonds tatouages, loyaux et courageux soldats de l’Empire Français quand il y avait encore un Empire ?
Quelle est cette lueur, à l’horizon ? Est-ce un village incendié par l’artillerie, ou n’est-ce point plutôt un feu de bivouac qui vient de se ranimer, bivouac fantôme surgi des siècles endormis ?
Et ce sourd grondement, qui va grandissant… Ne dirait-on pas d’une piétaille avançant en chantant des chansons à boire sur la route poudreuse, avec ses chariots tout remplis de butin et ses cantinières bonnes filles au verbe haut et au corsage engageant ?
Mais non, ce sont les blindés qui se niassent derrière l’infanterie, à la lisière d’un village, pour une grande attaque : celle de TORRE ALFINA.
** TRAVERSER LE BARRAGE D’ARTILLERIE
Torre Alfina, ce fut d’abord une immense plaine, plate comme un billard, où le vent inclinait les épis de blé à point pour la moisson dans une musique soyeuse. Au bout de cette plaine, une ligne de hauteurs, violettes encore de la lumière matinale. Sur la plus haute des collines, à l’horizon, un donjon crénelé veillant sur le village. Un peu avant la fin de la plaine, sur la droite, un bois.
La disposition du paysage pourrait raconter la bataille. On est le 15 juin 1944. Le B.M. 24 est en tête, et attaque avec l’appui d’un escadron de chars. La 3e compagnie est la compagnie de tête du bataillon de tête.
Le capitaine TENCE m’a enlevé le commandement de ma section (l’ancienne section de Fouroux , tué le 11 mai) pour le confier à l’aspirant BORRET. Officier le plus ancien après le capitaine, je viens d’être élevé aux fonctions d’adjoint, et commanderai les deux sections de tête, Tencé marchant avec les sections de soutien, ce qui lui permettra d’être plus rapproché du P.C. du bataillon, et des P.C. des chars et de l’artillerie, pour demander les appuis nécessaires.
Le capitaine Tencé m’a dit :
Vous prendrez le commandement de la première vague : les sections Borret et DECLEMY, plus un groupe de mitrailleuses et un groupe de mortiers, et vous partirez en avant avec tous ces éléments.
Les évolutions des chars, peu discrets, bien évidemment, ont dû donner l’éveil aux Allemands, que l’on dit solidement retranchés dans la forteresse de Torre Alfina. Entre les Français et eux, l’immense champ de blé mûr, plusieurs dizaines d’hectares, cent hectares peut-être, plats comme un lac aux eaux dormantes. Un immense champ de blé jaune clair, presque blanc comme le soleil de juin, sur lequel se détacheront très bien, dans un instant, les fourmis noires du bataillon de marche.
Les Allemands ont compris que les Français vont attaquer. Alors, voici qu’ils déclenchent le barrage général à l’entrée de la plaine, de ce beau champ de blé dans lequel, demain, les mois sonneurs casseront les lames de leurs machines sur des débris humains et des armes tordues.
Messieurs, nous disait autrefois (en mai 40, mais que c’est loin déjà !) le colonel Furioux, bien nommé, commandant le centre d’instruction des E.O.R. de Fontenay-le-Comte, en Vendée, et qui avait fait Verdun : Messieurs, souvenez-vous bien de ceci : on ne traverse pas un barrage général !
C’est pourtant ce que vont faire les hommes du 24e Bataillon de Marche, et plus précisément mes deux sections de tête, car telle est leur mission : franchir le champ de blé, puis attaquer et prendre les positions ennemies de Torre Alfina.
C’est clair, c’est simple, il n’y a pas de problème, pas de manœuvre compliquée, pas de mouvement tournant, pas de débordement par les ailes, rien, rien, rien qu’une avance frontale, d’un point à un autre, en droite ligne. Il suffit de traverser le barrage. Avant, pas de barrage. Après, plus de barrage. Ce n’est pas difficile : tu pars, tu franchis le barrage, et tu ressors de l’autre côté, au bout du champ de blé. Tu ressors, c’est-à-dire, si ce n’est pas ton heure…
Pas de problème, pour le commandement du moins. Car pour toi, biffin, petit sous-lieutenant d’Infanterie de Marine, il y en a tout de même un : il s’agit de franchir ce barrage d’artillerie, en entraînant tes hommes derrière toi. Il vous faudra traverser ce magnifique champ de blé, sur lequel tombent des milliers d’obus, avec l’espoir de passer entre les éclats, en calculant le temps très court qui s’écoule entre deux salves.
J’ai quatre-vingts tirailleurs et gradés sous mes ordres, ce matin-là. Plus d’une demi-compagnie. Mais tout à l’heure nous serons moins nombreux. Moi je suis couché sur la lisière du champ de blé, au défilement d’un fossé, et je puis les voir, mes Saras et mes Adjeraïs, du moins les plus proches, à ma droite, à ma gauche. Comme moi, ils sont allongés à l’abri des épis, le fusil ou la mitraillette à la main, le casque anglais solidement tenu par la jugulaire, le regard attentif et impassible. Ils sont prêts à bondir sur mon ordre, et je retrouve alors ce sentiment grisant du petit chef, seul sur la ligne de départ, avec une poignée de voltigeurs, face à l’ennemi qui attend.
Derrière, loin derrière, il y a le reste de la compagnie, avec le capitaine, et plus loin encore, le commandement qui donne et qui va donner des ordres, en fonction de ce qu’il sait de la situation. Mais moi je sais seulement qu’il va falloir bondir dans un instant.
Comme Déroulède, ce chantre naïf et patriote de la guerre de 1870, je pourrais chanter :
L’air est pur, la route est large, Le clairon sonne la charge, Les zouaves vont chantant, Et là-haut, la colline, Dans la forêt qui domine, Le Prussien attend…
Mais non, il n’y a pas de zouaves, il y a des tirailleurs à la peau noire et bons soldats de France. Et il y a aussi, là-haut, au-delà du grand champ de blé, comme dans la chanson, le Prussien qui attend.
** DES BONDS DE DIX MÈTRES ENTRE LES OBUS
Dans le 536, grésillement d’appel. Je passe sur réception :
— Écureuil j’écoute.
Voix de Tencé :
— Ici le Sanglier ; êtes-vous paré à démarrer ?
Avant de répondre, je jette un regard à gauche sur Borret, et un regard à droite, du côté de Declemy. Regards de pure forme, car je ne vois pour ainsi dire que ces foutus épis, tout près de ma figure. D’ailleurs, l’instant d’avant, j’ai vu mes deux chefs de sections, leurs hommes, l’équipe de mortiers et le groupe de mitrailleuses. Je sais qu’ils sont parés, pas très rassurés, mais quand même décidés à foncer.
Problème pour l’homme : entraîner sa carcasse.
Problème pour le chef : entraîner celle des autres. Tout est là. Les tirailleurs te suivront-ils ? Ils te suivront sans aucun doute, ils ne te laisseront pas tomber, cela ne s’est jamais vu. Mais il faut bien sûr que tu partes le premier. Chef, ça veut dire tête, en latin. Tu fonceras tête en avant, tu iras bille en tête. Tu plongeras dans le barrage, dans le feu, dans le fer, dans la fumée, comme tu plongerais dans une piscine infernale. Tu feras comme Fouroux, comme Desgranges, comme Jeanne, comme tous les autres qui se sont fait ratatiner, tu feras comme tu as fait jusqu’à présent.
Je passe sur émission :
— Ici Écureuil… Ici Écureuil ; je suis prêt à partir.
Je passe sur réception, et entends dans le poste :
— Bien compris. Démarrez à votre ordre… Démarrez à votre ordre. Terminé.
— Bien compris. Terminé .
Je me retourne alors vers mes types. À demi levé sur un coude, et détachant bien mes mots, d’une voix étrangement calme que je ne me connais pas, je lance mes ordres :
— Pour un bond de dix mètres, à mon commandement… En avant !
Avec toute ma force, toute ma souplesse, tous mes muscles et tous mes nerfs bandés pour un prodigieux effort de vitesse, j’ai jailli de mon sillon sans même me retourner pour voir si on me suit. Un instant, je suis seul à partir à l’attaque et une idée saugrenue, l’espace d’un éclair, me vient à l’esprit : et si la compagnie ne me suivait pas ? Si j’arrivais tout seul à Torre Alfina, mais de quoi donc aurais-je l’air, devant les fantassins allemands qui attendent une division entière ?
Au moment où j’achève mon premier bond de dix mètres, voici l’infernal sifflement du rapide qui brûle une station :
Huiuiuiuiuiui…
Je me plaque au sol comme un torchon mouillé, le ventre sur le blé, la bouche dans la terre, les bras loin devant moi les fesses aussi plates qu’une feuille de papier à cigarettes, et j’attends.
Déchirement du métal, et comme une explosion dans la tête, le buste, les jambes, mais c’est tombé à côté, quoique tout près, là, à quelques mètres.
La première salve est passée. Ne cherche pas à comprendre, et surtout ne reste pas là ! Ne t’occupe pas non plus de savoir s’il y a de la casse, fous le camp, bon Dieu ! Fous le camp, garçon, barre-toi en avant, file en vitesse vers les Allemands, c’est ta seule chance !
Il suffit de bondir avant que les artilleurs d’en face ne diminuent leur hausse. Le tout, c’est que les tirailleurs pigent ce truc.
Ils ont pigé, ça a l’air de marcher : un bond, deux bonds, trois bonds, cinq bonds… Les deux sections de tête de la trois sont maintenant en plein cœur du barrage, et de la casse, il y en a, bien sûr. Et comme toujours quand y’a chaud les tirailleurs des deux sections se sont instinctivement rapprochés, alors qu’ils devraient faire exactement le contraire. Mais on n’est pas à l’exercice, et on ne va pas recommencer le mouvement.
Après le cinquième bond, une seconde de répit :
— Ohé, Declemy ?
— Mon lieutenant ?
Bon. Si Declemy répond, c’est qu’il n’est pas mort. Dans la fumée qui se dissipe lentement, sa voix me parvient, lointaine et très calme ; un type bien, ce jeune adjudant de la Coloniale. Il n’est pas à vingt mètres de moi, cependant…
— Ça suit, mon lieutenant. Mais j’ai une pagaille de tués et de blessés.
— T’occupe pas… En avant !
Après le bond suivant, me dis-je, je causerai avec Borret . Pas le temps de les interviewer tous les deux dans la même pause.
Nouveau jaillissement. Nouveau sifflement d’enfer. Nouvel éclatement. Nouveau déchirement du métal en fusion. Des gémissements de toutes parts, des cris. Juste derrière moi, un tirailleur agonise en râlant doucement. Mais les braves types ne se sont pas dégonflés et m’ont suivi comme un seul homme.
— Borret ?
— J’suis là, Granier.
— Ça va ?
— Ça va.
Encore un bond :
— En avant !
Vingt fois, trente fois, j’ai hurlé ces deux mots et parcouru sur dix mètres, parfois seulement sur cinq. Et vingt fois, et cent fois, le même sifflement précipité m’a averti de l’arrivée d’une nouvelle salve, que j’ai eu, chaque fois, juste le temps de parer en me plaquant au sol. Il est curieux de constater combien la machine humaine est merveilleusement huilée dans des moments pareils. Le tout, c’est de ne pas se trouver sur la trajectoire d’un éclat filant comme une fusée jusqu’à cent mètres du point de l’éclatement. Et aussi, bien entendu, il vaut mieux ne pas être précisément sur ce point ; question de baraka.
Après chaque série d’éclatements, toujours des cris, des gémissements. Celui-ci qui courait, une minute plus tôt, le voilà maintenant réduit à un informe étalage de chair broyée. Et cet autre qu’un obus attrape au vol, culbute comme un lapin, la tête emportée, et m’éclabousse de son sang, au passage. Mais plusieurs ne crient pas…
— En avant !
C’est le dernier bond et le barrage sera franchi. Les tempes battantes, le cerveau fou, la bouche sèche avec cet étrange goût de fromage blanc dans le fond du palais, j’ai une fois de plus cavale comme un lièvre, et comme un lièvre blessé à la patte, je culbute avant la fin de ma trajectoire, projeté au sol par un violent coup de poing.
Pour la deuxième fois en deux mois, un morceau de mitraille allemande vient d’entrer dans ma chair, encore dans la cuisse gauche, comme le 13 mai sur le Girofano. Un peu de sang commence à couler le long de la jambe, s’insinue sous la guêtre, mais ça n’a pas l’air bien méchant. Je rampe jusqu’à un petit monticule, dans ce qui semble être un fossé de drainage des eaux pluviales où, tout de suite, je commence à masser ma jambe pour l’empêcher de s’engourdir. Le tir ennemi s’est encore raccourci, mais les sections sont maintenant presque sorties du champ de blé, et le chapitre suivant se traitera à la mitraillette, à la grenade, peut-être à la baïonnette. Preuve qu’un barrage d’artillerie, cela se franchit quand même, malgré ce qu’en disait, à Fontenay-le-Comte, le brave Colonel Furioux.
J’appelle Borret et Declemy. Ils rampent à mes côtés.
— Vous êtes blessé, mon lieutenant ? demande Declemy.
— Juste une égratignure… un minuscule éclat… Je ne vais pas me faire évacuer pour si peu…
À ce moment, le capitaine Tencé arrive en courant et plonge près de moi.
— Vous vous êtes fait moucher ?
— C’est rien, mon capitaine. Nous sommes sortis du barrage, c’est le principal. Il y a de la casse, malheureusement. Et vous ?
— Ça peut aller. Les deux autres sections l’ont franchi aussi, derrière les vôtres.
— Que fait-on, mon capitaine ? On continue ?
— Naturellement. Mais il faut d’abord fouiller ce bois, à notre droite ; il y a sûrement du boche là-dedans. Si nous le laissions comme cela, ils nous tireraient dans le dos, et nous serions pris en sandwich entre leur artillerie, leurs feux de front et leurs feux de flanquement. Declemy ?
— Mon capitaine ?
— Vous avez beaucoup de pertes ?
— Un bon quart, mon capitaine.
— Bon. Vous passerez en réserve… Et vous, Borret ?
— À peu près comme lui…
— Granier, me dit Tencé, prenez Borret et sa section, le groupe de mitrailleuses, et un groupe de combat que va vous prêter Declemy , puis fouillez-moi ce bois.
Je donne mes ordres en conséquence, après quoi, face à droite et en avant, en manœuvrant partie dans les épis, partie dans un chemin creux providentiel.
Mais le petit bois, comme nous nous en doutions, est truffé de soldats allemands, avec des mitrailleuses qui prennent d’enfilade le chemin creux et les sillons de blé. Une demi-heure après, nous avons à peine parcouru cent mètres, et il y a déjà une dizaine de tués et de blessés. Ce sont surtout les tireurs d’élite, ou snippers perchés dans les arbres, qui nous font un mal terrible : tout homme vu est un homme touché. Juste à ma gauche, un tirailleur est tué net d’une balle au front. À ma droite, un autre, également atteint à la tête, agonise lentement en gémissant à intervalles réguliers.
Le soleil est maintenant très haut dans le ciel. La journée sera chaude, et la soif est déjà au rendez-vous. Impossible d’avancer davantage, sinon personne n’arrivera au petit bois. Et comme les tirailleurs ne se manifestent plus, les Allemands ne tirent plus. Pendant un court instant, le silence est total : pas un obus, pas une rafale, pas une seule balle, pas même la chanson soyeuse des épis de blé, car, avec le soleil qui commence à chauffer, le vent est tombé ; jusqu’au soir il ne soufflera plus. La fournaise de l’été italien s’ajoutera à l’autre. Et ce soir il viendra, comme les autres soirs, raconter la bataille… Le râle régulier du tirailleur mourant, à ma gauche, vient de reprendre, rompant seul le silence.
L’attaque de TORRE ALFINA par le 1e R.F.M, peinture de Roger Chapelet (1903-1995)
source : blog cbx41.com
** BORRET, QUI VOULAIT VOIR LES CHARS
Plat comme une limande, je rampe vers Borret : Écoute, mon gars, je vais téléphoner au capitaine pour qu’il fasse donner l’artillerie, et aussi les chars, qui sont à notre disposition, après tout ! Tout seuls, nous sommes foutus, tu es bien de mon avis ?
Borret me regarde avec ses grands yeux bleus, et il est visible qu’il aimerait mieux être ailleurs ; l’aventure italienne dont il rêvait, il l’a, il l’a bien, et ça suffit comme ça. Mais son visage s’éclaire aux mots de chars et d’artillerie.
Dans le 536, grésillement d’appel. Je mets sur émission :
— Écureuil appelle Sanglier. Répondez.
Je passe sur réception. Très vite, voix de Tencé :
— Sanglier, j’écoute.
Comme si j’étais au restaurant, je passe la commande. Pour un peu j’ajouterais : Et servez chaud !
— Mais oui, mais oui, ça sera servi chaud.
À ce moment, Borret s’impatiente. Il voudrait bien voir arriver les chars, ces beaux Sherman tout neufs aux couleurs de la France, avec leurs canons à frein de bouche que l’infanterie entendait rouler la veille sur leurs chenilles souples…
Borret s’impatiente, l’idiot. Il se relève sur un coude, à peine juste pour regarder par-derrière. Mais il n’en faut pas plus.
Ta… kooo !
— Aïe !
Le snipper au fusil à lunette a tiré, et la balle est entrée dans l’épaule.
— Ballot ! dis-je à Borret, t’avais besoin de regarder ? Enfin, ça n’a pas l’air trop grave, une balle dans l’épaule…
— Tu crois, Granier ? me dit Borret , en osant me tutoyer pour la première fois.
— C’est certain, vieux ! Maintenant, ne bouge plus, que je puisse faire ton pansement.
À ce moment, effectivement, je ne m’inquiète pas pour Borret : une balle dans l’épaule, c’est la bonne blessure, et ça va lui permettre de tirer quinze jours d’hôpital, plus la convalo à Sorrente. Quand il rejoindra le bataillon, la campagne d’Italie sera terminée, peut-être, à l’allure où ça va… Je rampe sur un mètre, et commence à déchirer la chemise.
— Seulement, il faudrait quand même te tourner, comment veux-tu que je fasse ton pansement, si tu restes comme ça sur le dos ?… Mais fais attention, cette fois, tourne-toi sans te relever. Une balle, ça suffit, non ?
Borret ne bouge pas.
— Alors, tu te décides ?
II reste sur le dos, les jambes allongées, les bras le long du corps. Serait-il douillet ? Un peu inquiet quand même, je me rapproche encore, et cherche le regard de Borret :
— Borret, hé, mon gars, tu m’entends ?
Ses yeux bleus me regardent d’un air absent. Puis il se met à parler, d’abord facilement, mais cela devient pénible, sa langue a l’air de s’empâter, comme s’il était ivre, ou anesthésié :
— Granier, j’peux pas bouger… j’ai… des fourmis…
Bon Dieu ! Cette fois, j’ai compris : il en tient dans la colonne vertébrale. Autrement dit, il est cuit, ou il restera paralysé.
— Ne t’en fais pas, lui dis-je, c’est la douleur qui te fait ça, mais c’est pas grave, ça te passera vite !
Cela lui passera vite, oui, cela lui passera bientôt, à ce pauvre Borret, qui voulait absolument voir comment c’était, la campagne d’Italie !
— Passe-moi ton couteau, Oumar.
Car OUMAR BODIANE, silencieusement, est venu me rejoindre en rampant. Ils étaient comme cela, nos tirailleurs, n’en déplaise aux détracteurs de la Coloniale…
Je coupe la chemise, place au mieux le paquet de pansement, sur l’épaule de Borret , maintenant dans le cirage ; puis je donne un ordre à mi-voix à l’Africain :
— Oumar, tu vas ramper, comme un serpent, chercher les brancardiers, et tu leur diras de faire fissa…
Oumar Bodiane s’en va, et je reste seul avec le petit Borret . Seuls tous les deux, parmi les épis écrasés et les pailles brisées, seuls avec le soleil italien qui rigole au-dessus de nos têtes. Un peu plus loin, à droite, à gauche, il y a les tirailleurs de la 3e compagnie. Et plus loin encore, mais bien proches tout de même, les snippers allemands, perchés sur leurs arbres, à la lisière du petit bois bordant le champ de blé, et qui attendent patiemment que je lève le nez de dessus les épis pour me tirer comme un lapin, à mon tour. Ne pas lever la tête au-dessus des épis, tout est là.
Tout doucement, très lentement pour ne pas faire bouger les épis, j’essaie d’allonger Borret plus confortablement. Mais je me dis que jamais les brancardiers ne pourront le ramasser sur ce glacis. Il faut le ramener en arrière, dans le fossé de drainage.
Borret a toujours l’air inconscient, ce qui facilitera la manœuvre. Je rampe derrière l’aspirant, prends un de ses pieds et, en m’aidant de mon seul bras libre, je commence à le tirer en arrière. Mais bon sang qu’il est lourd ! Un centimètre après l’autre, je me traîne en traînant mon fardeau. Ma jambe blessée me fait mal, et cette fausse position me donne une crampe. Je continue néanmoins à progresser vers le fossé, qui, me dis-je, ne doit plus être loin. Mais un regard sur le chemin parcouru m’apprend que je n’ai presque pas avancé, c’est-à-dire reculé. Une grande lassitude s’empare de moi. J’ai chaud, j’ai soif, sous ce sacré soleil qui ricane toujours, là-haut, et voilà que Borret reprend connaissance, maintenant, pour se mettre à gémir.
Animé d’un nouveau courage, je recommence à ramper, et tombe dans le fossé, très longtemps plus tard, me semble-t-il, en entraînant Borret, de nouveau évanoui. Alors, je m’offre le luxe de souffler un instant, en rêvant avec délice à la gorgée d’eau tiède que je vais avaler, quand, dans une seconde, j’aurai décroché mon bidon pendu à mon ceinturon.
** LE MÉDECIN-CAPITAINE DEVIENT BRANCARDIER
J’attendais deux brancardiers, mais je vois arriver soudain, émergeant des épis sous la conduite d’ OUMAR BODIANE, JUGUET, le médecin-capitaine du bataillon, suivi de son infirmier, un jeune Européen engagé volontaire dont j’ai oublié le nom, qu’il veuille bien m’en excuser, si d’aventure il lit un jour ces lignes.
Juguet porte très haut, au-dessus de sa tête, comme un drapeau, une civière. C’est un bon truc, quand ceux d’en face ne sont pas des fumiers. Cela réussit, cette fois : on ne tire pas sur mon toubib, c’est une chance, car en ces temps qui courent, nous en avons bougrement besoin, au bataillon !
Debout et désinvoltes, ils avancent tous les deux, la cigarette aux lèvres.
Alors, me dit Juguet, où est-il, votre blessé ?
— Le voilà, dans le fossé, derrière les épis…
— Mais c’est le petit Borret !
— Eh oui, mon capitaine. Je ne suis pas médecin, mais j’ai comme l’impression…
Un regard de Juguet me coupe la parole. Il a de drôles d’yeux, ce médecin. Des yeux tantôt petits, bridés comme ceux d’un Chinois, et tantôt bovins, énormes, globuleux, ahuris. Quand il fait ces yeux-là, il se fout de votre gueule, c’est connu dans le bataillon. Et c’est le cas en ce moment. Mais il y a encore dans son regard une expression de plus. Un ordre muet : Silence !
J’ai compris son message : Borret n’est sans doute pas aussi inconscient qu’il en a l’air, et il entend peut-être. Surtout ne pas parler, ne rien dire de son état. Le laisser mourir en paix, en rêvant à Sorrente et à la convalo.
D’accord, toubib. Juguet examine le pansement :
— C’est vous qui l’avez fait ?
— Oui, c’est moi, bien sûr.
— Eh bien mes compliments !
— Oh ! vous savez, j’ai un peu l’habitude, lui dis-je, en pensant à Gandabala , ce tireur au fusil-mitrailleur qui avait un trou tellement grand qu’il avait fallu lui mettre deux paquets-pansements côte à côte, et qui fut désaltéré, soulagé par le fond d’eau de mon bidon, puis évacué par deux brancardiers saras comme lui…
Voilà maintenant Borret bien installé, si l’on peut dire, sur son brancard de toile kaki, et je demande à JUGUET :
— Vous attendez les brancardiers, maintenant ?
— Pensez-vous ! les brancardiers ne savent plus où donner de la tête, à ramasser tous vos types, dans ce foutu champ de blé ! Il y a du dégât, figurez-vous… Bon, c’est pas tout ça, faudrait se dépêcher.
Juguet m’offre une cigarette, je lui donne du feu. Borret est toujours évanoui.
Juguet prend des deux mains les poignées du brancard, son infirmier l’imite. Tous les deux ont un genou en terre, dans le fossé de drainage, ce qui les dissimule encore à la vue des Allemands.
Puis le médecin-capitaine s’adresse à son aide :
— Vous y êtes ?
— Je suis prêt, mon capitaine.
— Bon, allons-y !
D’un même mouvement, ils se lèvent brusquement, émergent du fossé, et partent d’un pas raide, comme deux automates, la cigarette à la bouche, en portant le brancard. Moi qui les regarde intensément, je jurerais qu’on ne pourrait pas, à cet instant, leur introduire un noyau de cerise entre les fesses, à l’un comme à l’autre. Et j’en pleurerais d’émotion, de voir ce toubib et son infirmier s’en aller ainsi, le pied la route, dans les sillons du champ de blé, en portant le gars Borret … Ces deux types qui font simplement leur boulot pour tenter de sauver un copain, et qui vont sûrement, ça ne fait pas l’ombre d’un doute, se faire flinguer d’une seconde à l’autre.
Mais non, rien ne se passe, parce que les Allemands d’en face ne sont pas des fumiers. Et voilà qu’à travers le champ de blé aux épis décapités, aux pailles cisaillées, le petit Borret s’en va, triste fin d’un rêve épique sur une terre riche en passé glorieux. ..
Très peu de temps après, l’artillerie divisionnaire matraque au maximum et met le paquet. Et les chars arrivent enfin, abîmant un peu plus, mais cette fois irrémédiablement, le magnifique champ de blé. Le capitaine Tencé est là aussi, avec deux sections fraîches. Au prix de quelques pertes supplémentaires, le petit bois est pris, les Allemands font Kamerad du moins les survivants, car ils ont des cadavres dans tous les coins, des blessés dans tous les buissons.
La progression sur Torre Alfina peut reprendre enfin.
Un peu après midi – mais j’aurais juré que tout cela avait duré un siècle -le village et le château sont à la 1e D.F.L., avec quelques dizaines de prisonniers, que l’on charge, selon l’habitude, d’enterrer leurs copains morts, tandis que leurs blessés seront soignés par nos toubibs.
Le soir tombe sur la plaine. Les étoiles s’allument une à une dans le ciel, les hommes ont mangé et se sont désaltérés, le petit blanc de ce pays se laisse boire.
Allongé dans un sillon, parmi les épis martyrs de ce beau champ de blé où nous sommes revenus pour la nuit, je fume ma première pipe de la journée, en cherchant la Grande Ourse, la Petite Ourse, l’étoile Polaire, Orion, Cassiopée et d’autres constellations que, Scout de France, je connaissais bien autrefois…
Nous sommes le 15 juin 1944 , et je me rappelle soudain que c’est l’anniversaire de la naissance de mon père : il naquit le 15 juin 1875, cinq ans après la guerre de 1870 que son père à lui, mon grand-père à la belle barbe blanche, avait faite dans l’infanterie. Mon père fit la suivante, et moi je suis en train de faire celle-ci, qu’on appellera sans doute, aussi, la der des der . Mais peut-être aura-t-on raison, cette fois, parce que nous finirons bien par nous entendre avec ces foutus voisins d’outre-Rhin et par nous rencontrer ailleurs que sur un champ de bataille ?
Borret est mort le lendemain de Torre Alfina.
Source bibliographique
*Lire aussi
- La Campagne d’Italie 1 – L’attaque du Garigliano de Pierre Granier
- La Campagne d’Italie 2 – La prise du Girofano de Pierre Granier
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